Dans son ouvrage IA :
grand remplacement ou complémentarité ?, l’ex-ministre Luc Ferry observe la
puissance de l’intelligence artificielle et ses effets sur notre civilisation.
Amie ou ennemie, il nous invite à prendre du recul par rapport à cette
technologie pour nous poser les bonnes questions.
Les performances de
l’intelligence artificielle sont indéniables. Ex-enseignant en biologie du
cancer à Jussieu, Luc Ferry estime que l'IA va sauver des millions de vies.
Thérapie personnalisée, séquençage du génome, la machine donne une réponse en
quelques secondes là où il faudrait des décennies à un esprit humain. C’est
donc une bonne technologie pour le domaine de la santé.
« En revanche, l'impact sur
l'emploi sera considérable, notamment dans le domaine du droit. » Prédit
l’auteur. Dans les grands cabinets d'avocats, à sa connaissance, « 90 % du
travail de préparation des procès est fait aujourd'hui par l'IA. Elle connaît
les codes juridiques de tous les pays. Et travaille dans toutes les langues ».
Le philosophe, invité à
présenter son ouvrage au Cercle, ajoute : « Le métier de traducteur est mort
». Après avoir fait ses études en Allemagne et consacré plus de trente de
sa vie à traduire les philosophes allemands, il parle parfaitement cette
langue, et raconte : « J'ai demandé à ChatGPT de traduire 50 pages de mon
dernier livre. Cette bestiole a mis 12 minutes pour traduire les 50 pages en
allemand. Je n’ai pas une virgule à changer. C'est un livre difficile avec de
la science, de la philo, des blagues… Mais, 50 pages en 12 minutes. »
Des algorithmes surpuissants
Il faut reconnaître que des
capacités de la machine nous dépassent. Ce qui lui permet de rivaliser avec les
champions humains aux échecs, au jeu de go, ou dans les concours de
mathématiques prestigieux, entre autres. Son avantage provient de sa faculté surhumaine
d'intégrer les enregistrements de toutes les connaissances, toutes les
créations et tous les témoignages laissés par les civilisations successives.
Apparemment, les machines ont
déjà tout acquis. Interrogé sur ce point par le président du Cercle, Jean
Castelain, Luc Ferry explique qu’il participe à des groupes d'ingénierie qui
organisent l’entraînement d’IA générative. « Maintenant, ils ne savent plus
avec quoi les entraîner, parce que toutes les productions humaines ont déjà été
utilisées. C'est-à-dire toutes les œuvres d'art, toutes les œuvres littéraires,
… Dans toutes les langues ! ».
L’IA délivre des réponses
pertinentes dans des délais record pour peu qu’on sache l’utiliser et qu’elle
accède à des bases de données à jour et exactes. Pour l’auteur : « On a
affaire à une révolution industrielle qui attaque l'humain dans son humanité,
dans son monopole, qui était l’intelligence et le langage. »
Le conférencier considère
qu’un étudiant en master peut désormais concevoir un mémoire de 80 pages
absolument parfait en une journée à l’aide d’une IA ; et il peut le faire en
150 langues.

Olivier Kim, Danielle Monteaux, Luc Ferry, Jean Castelain
Que redouter de la
substitution de l’IA à notre esprit ?
L’ouvrage porte un regard sur
nos rapports à l’intelligence artificielle et sur leur incidence. Face au
déploiement des machines, « IA : grand remplacement ou complémentarité ?
Interroge par exemple sur l’impact de l’IA dans le monde du travail.
« Vous trouvez des robots qui
servent à table, qui vous préparent un mojito quand vous rentrez, et qui vous
parlent de Flaubert ou de Victor Hugo mieux que n'importe quel prof de
l'université, parce qu'ils ont avalé tous les livres de toute l'histoire de
l'humanité. » Indique Luc Ferry.
Goldman Sachs annonçait déjà
en 2023 que l’intelligence artificielle menaçait 300 millions d'emplois. De son
côté, Sam Altman, le président d’OpenAI a déclaré qu'on devrait voir apparaître
dans la décennie, des licornes unipersonnelles, donc des entreprises valorisées
à plus d'un milliard de dollars, animées par une seule personne. Une hypothèse
extrême divise même la société du futur en deux classes : celle des
milliardaires et celles des individus désœuvrés, et donc sans revenus. Face à
cette fiction d’anticipation sordide, certains promoteurs de l’IA prêchent pour
l’octroi d’un revenu universel de base.
Autre remarque de l’auteur
concernant l’emploi : « Les robots humanoïdes sont capables évidemment de
faire de la maçonnerie, de l'électricité, de réparer un moteur de bagnole. Avec
ChatGPT dans la tête, ils ont un QI de polytechnicien, ils sont agrégés de
philo, de maths, d'histoire, de biologie et de droit. C'est la réalité
d'aujourd'hui. Ces IA multimodales n’ont qu’un an, imaginez dans 10 ans ».
2e sujet, la régulation
actuelle ne traite pas tous les problèmes. « Ainsi, l'IA Act ne parle pas de
Deep fake. Or, un Hacker peut mettre la tête d'une gamine de 3e dans un film X
en ligne et détruire sa vie, la pousser au suicide. » Les deep fake sont
indétectables pour un humain et peuvent avoir une incidence tragique. Pourtant,
les textes ne les mentionnent pas. Autre point de droit à définir : Comment
appréhender les jumeaux numériques ?
La créativité constitue un 3e
terrain de réflexion proposé par le livre. Pour beaucoup de personnes, l’IA,
entraînée sur des œuvres humaines, n'est pas créative. Elle imite. Le
philosophe note que c’est oublier que tout créateur s’imprègne du travail de ses
prédécesseurs. « Schumann et Chopin connaissaient Bach absolument par cœur.
Bach a pillé Vivaldi. Je ne connais pas un seul écrivain français qui n'ait pas
lu Proust, ou Balzac ou Molière. »
4e sujet développé par le
philosophe, va-t-on vers une IA forte, autrement dit une IA dotée d’une
conscience et d’émotions ? Pour le docteur Laurent Alexandre, « ChatGPT va nous
rendre immortels ». Certains avant-gardistes américains pensent que la société
arrive dans une post humanité où il sera possible de télécharger son identité
dans la noosphère, c’est-à-dire la sphère de la pensée humaine. L’individu
porté par son jumeau numérique continuerait à vivre indéfiniment dans cet
espace.
5e question : Comment
fonctionne l’algorithme, la boîte noire ? À une sollicitation, l’intelligence
artificielle fournit une réponse qui est le fruit d’une multitude d’arbres de
pensée pondérés par des statistiques. Les spécialistes de l’IA ignorent les détails
du cheminement qui aboutit au résultat obtenu. Mais les chercheurs s’y
intéressent, car « dans un dialogue avec un algorithme, c’est cette
complexité qui donne l'illusion de son libre-arbitre », souligne Luc Ferry.
6e et dernier point abordé
par l’ex-ministre, quelle est la place des Européens dans cet révolution ?
L’auteur observe que « tout est américain. Les réseaux sociaux sont
américains. L'intelligence artificielle est américaine. L'intelligence
générative est américaine. Si demain, l’administration américaine obligeait
Microsoft à supprimer Outlook 365, les entreprises et les administrations
françaises seraient en panne. »
C2M