JUSTICE

TAE : la contribution pour la justice économique en débat

TAE : la contribution pour la justice économique en débat
La mesure est notamment expérimentée au nouveau TAE de Nanterre
Publié le 29/04/2025 à 12:06

Au vu de la situation budgétaire, cette mesure semble être un moyen de créer de nouvelles ressources financières pour la justice. Mais alors que la justice commerciale pèse assez peu sur le budget de l’État, le législateur semble avoir visé à côté en infligeant aux plus grosses sociétés le paiement d’une taxe pouvant s’avérer très lourde.

Le grand chantier du déploiement de la loi du 20 novembre 2023 d'orientation et de programmation de la justice se poursuit avec l’entrée en vigueur de l'expérimentation, pour quatre ans, des 12 tribunaux des activités économiques (TAE)[1], depuis le 1er janvier 2025 et la publication du décret d’application de la contribution pour la justice économique.

Ces TAE ont vocation à remplacer les tribunaux de commerce : un changement d’envergure, d’autant qu’ils sont dotés de compétences plus larges. L’article 26 de la loi du 20 novembre 2023 vise en effet à regrouper au sein d’une même juridiction l’ensemble des procédures de sauvegarde, redressement et liquidation judiciaires ainsi que les procédures amiables des professionnels. Cette mesure décharge donc les tribunaux judiciaires de ces procédures lorsqu’elles concernent des non-commerçants ou artisans - les professions libérales juridiques relèvent, elles, toujours du tribunal judiciaire.

Par ailleurs, les justiciables devront s’acquitter d’une contribution pour la justice économique – elle aussi entrée en vigueur en phase d’expérimentation le 1er janvier 2025 - dont les modalités ont été précisées par le décret du 30 décembre 2024. Le décret se contente de préciser que le produit sera reversé au budget général de l'État. Mais l’application de cette expérimentation notamment à Paris et Nanterre ne semble pas anodine. De nombreuses grandes entreprises y ayant leur siège social, il s’agit là d’un moyen de soumettre, dès maintenant, ces dernières au paiement de cette nouvelle taxe.

Une contribution proportionnelle

Dans le détail, la contribution pour la justice économique est versée par le demandeur, à peine d’irrecevabilité relevée d’office. Elle est due lorsque la valeur totale des prétentions contenues dans la demande initiale dépasse 50 000 euros (les demandes incidentes n’étant pas prises en compte).

Elle n’est, en revanche, pas due lorsque la demande introductive d’instance est formée par le ministère public, l’État, une collectivité ou un organisme public de coopération ou par une personne physique ou morale de droit privé employant moins de 250 salariés.

Elle n’est pas non plus due lorsque la demande a pour objet l’ouverture d’une procédure amiable ou collective, qu’elle est relative à l'homologation d'un accord issu d’un MARD ou d'une transaction, qu’elle a donné lieu à une précédente instance éteinte à titre principal par l'effet de la péremption ou de la caducité de la citation ou qu’elle porte sur la contestation des dépens dus au titre d'une autre instance.

Par ailleurs, pour introduire l’instance, le demandeur doit s’acquitter d’une taxe proportionnelle au montant de ses prétentions ; cumulées dans l’acte introductif d’instance. Les seuils servant à déterminer le pourcentage retenu pour fixer la contribution pour la justice économique diffèrent selon qu’il s’agit d’une personne physique ou morale :

Personnes morales

Chiffre d'affaires annuel moyen sur les 3 dernières années

Bénéfice annuel moyen sur les 3 dernières années

Montant de la contribution

Supérieur à 50 millions et inférieur ou égal à 1 500 millions d’euros

Supérieur à 3 millions d’euros

3% de la valeur totale des prétentions de l'acte introductif d'instance et dans la limite de 50.000 euros

Supérieur à 1.500 millions d’euros

Supérieur à 0 euro

5% de la valeur totale des prétentions de l'acte introductif d'instance et dans la limite de 100.000 euros


Personnes physiques

Revenu fiscal de référence  

Montant de la contribution

Supérieur à 250.000 euros et inférieur ou égal à 500.000 euros

1% de la valeur totale des prétentions de l'acte introductif d'instance et dans la limite de 17.000 euros

Supérieur à 500.000 euros et inférieur ou égal à 1.000.000 d’euros

2% de la valeur totale des prétentions de l'acte introductif d'instance et dans la limite de 33.000 euros

Supérieur à 1.000.000 d’euros

3% de la valeur totale des prétentions de l'acte introductif d'instance et dans la limite de 50.000 euros

Enfin, la charge de la contribution pourra, de la même manière que les frais et dépens, être supportée par la partie perdante. Elle sera aussi remboursée en cas de recours à un MARD emportant extinction de l'instance et de l'action ou en cas de désistement.

« Permettre un financement du système de justice »

Au vu de la situation budgétaire, cette mesure semble être un moyen de créer de nouvelles ressources financières pour la justice. Or, la justice commerciale pèse bien peu sur le budget de l’État : les juges consulaires exercent leur mission à titre gracieux et les greffiers des tribunaux de commerce ou des TAE, jouissent du statut de profession libérale, leur rémunération n'est donc pas versée par l’État.

Réalisée dans le cadre de la loi du 20 novembre 2023, une étude d’impact visait toutefois à répondre à certaines questions suscitées par la contribution pour la justice économique.

Sur la constitutionnalité d’une telle mesure, dans une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) du 13 avril 2012, le Conseil constitutionnel a considéré que le législateur ne portait pas d’atteinte disproportionnée au droit à un recours effectif devant une juridiction ou aux droits de la défense en instituant une contribution pour l’aide juridique d’un montant de 35 euros par instance ainsi qu’un droit de 150 euros dû par les parties à l'instance d'appel lorsque la représentation par avocat est obligatoire.

Si cet argument est avancé dans l’étude d’impact, rien n’est moins sûr quant au fait que le Conseil constitutionnel tienne le même raisonnement dans le cadre d’une éventuelle QPC sur cette nouvelle contribution, et cela pour deux raisons : d’une part, les montants en cause ne sont pas les mêmes et d’autre part, le produit de cette contribution est affecté au budget général de l’État et non pas à un but précis comme dans le cadre de la QPC susmentionnée.

Sur l’euro-compatibilité de la mesure, l’étude d’impact affirme que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) considère, dans un arrêt Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, 13 juillet 1995, que l’exigence de payer aux juridictions civiles des frais afférents aux demandes dont elles ont à connaître ne saurait passer pour une restriction au droit d’accès à un tribunal incompatible en soi avec l’article 6§1 de la Convention (affaire).

L’étude appuie aussi sur l’exceptionnalité de la gratuité du système judiciaire français par rapport aux autres systèmes européens, déclarant même qu’en Europe, « dans la majorité des pays, il existe une taxe à la charge du justiciable, laquelle a pour finalité de permettre un financement du système de justice complémentaire à celui de l’impôt »[2].

L’enquête donne l’exemple de l’Allemagne, où les frais et taxes de justice représentent 41 % du budget du système judiciaire en 2020, pour 4 835 046 992 euros. Plus encore, le législateur pointe la distinction à faire entre justice civile et commerciale, puisque selon lui, « en matière commerciale, le paiement de frais de justice ou de taxes pour initier une procédure judiciaire est obligatoire dans tous les États étudiés ».

Des montants trop élevés ?

Si les arguments avancés par le législateur sont nombreux, ceux-ci ne semblent pas convaincre le Conseil national des barreaux (CNB), qui, dans une résolution du 12 mai 2023, s’était montré particulièrement hostile à cette mesure, y voyant, d’une part, une rupture d’égalité territoriale selon que les justiciables relèvent d’un tribunal de commerce ou d’un TAE et d’autre part, un obstacle financier à l’accès au juge, ce d’autant plus que les juges consulaires sont bénévoles.

À l’occasion de la publication du décret d’application, le Barreau de Paris avait annoncé déposer un recours contre ce texte, pointant, notamment, l’important risque de forum shopping par l’insertion de clauses attributives de compétence dans les contrats afin d’éviter de relever de la compétence d’un TAE. Le Barreau craint également que les montants en cause soient trop élevés pour les entreprises connaissant des difficultés financières lorsqu’elles se présentent devant le juge.

Du côté des juges, la contribution fait aussi débat. Pour André Goix[3], juge consulaire du TAE de Paris, l’idée d’une contribution due par les justiciables n’est pas mauvaise en soi, bien au contraire, mais il faudrait que celle-ci soit plus simple et généralisée à tous les demandeurs, pour des montants moins élevés.

L’objectif d’une telle contribution doit être de désengorger les tribunaux en dissuadant les plus petits demandeurs pour lesquels le recours par exemple à la procédure en injonction de payer est plus adaptée. Ici au contraire, le législateur semble avoir visé à côté en infligeant aux plus grosses sociétés le paiement d’une taxe pouvant s’avérer très lourde.

De même, le changement d’affectation du produit de la contribution qui devait à l’origine servir à financer la justice pour finalement se retrouver dans le budget général de l’État va à l’encontre du souhait de la conférence générale des juges consulaires, qui proposait que la contribution soit affectée au bon fonctionnement de la juridiction consulaire, laquelle travaille sans budget propre.

André Goix regrette que la contribution soit calculée selon les capacités contributives du demandeur alors qu’in fine, celle-ci pourrait être due par le défendeur, puisque la charge de celle-ci peut peser sur la partie défaillante. Une double peine qui pourrait la placer dans une situation financière encore plus difficile qu’avant le litige.

Si l’expérimentation porte ses fruits, la contribution pour la justice économique pourrait être étendue à l’ensemble de la France avant la fin de la programmation 2023-2027. Pour l’heure toutefois, elle semble loin de répondre au problème du manque de moyens de la justice française, et compte tenu des difficultés budgétaires actuelles, la situation ne risque pas de s’améliorer.

Paul-Louis Costes,

Etudiant du Master 214 Droit des affaires, Université Paris-Dauphine

(Article rédigé sous la direction de Marie-Christine Monsallier, maître de conférences)

 

 



[1] La dénomination désigne actuellement douze des plus importants tribunaux de commerce français : Avignon, Auxerre, Le Havre, Le Mans, Limoges, Lyon, Marseille, Nancy, Nanterre, Paris, Saint-Brieuc et Versailles.

[2] Étude d’impact, Projet de Loi d’orientation et de programmation du ministère de la Justice 2023-2027 2 mai 2023, p.184

[3] Propos n’engageant que leur auteur et non le TAE de Paris.

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