Au vu
de la situation budgétaire, cette mesure semble être un moyen de créer de
nouvelles ressources financières pour la justice. Mais alors que la justice
commerciale pèse assez peu sur le budget de l’État, le législateur semble avoir
visé à côté en infligeant aux plus grosses sociétés le paiement d’une taxe
pouvant s’avérer très lourde.
Le
grand chantier du déploiement de la loi du
20 novembre 2023 d'orientation et de programmation de la justice se poursuit avec
l’entrée en vigueur de l'expérimentation, pour quatre ans, des 12 tribunaux des
activités économiques (TAE), depuis le 1er
janvier 2025 et la publication du décret
d’application de la contribution pour la justice économique.
Ces TAE
ont vocation à remplacer les tribunaux de commerce : un changement
d’envergure, d’autant qu’ils sont dotés de compétences plus larges. L’article
26 de la loi du 20 novembre 2023 vise en effet à regrouper au sein d’une même juridiction
l’ensemble des procédures de sauvegarde, redressement et liquidation judiciaires
ainsi que les procédures amiables des professionnels. Cette mesure décharge
donc les tribunaux judiciaires de ces procédures lorsqu’elles concernent des
non-commerçants ou artisans - les professions libérales juridiques relèvent,
elles, toujours du tribunal judiciaire.
Par
ailleurs, les justiciables devront s’acquitter d’une contribution pour la
justice économique – elle aussi entrée en vigueur en phase d’expérimentation le
1er janvier 2025 - dont les modalités ont été précisées par le décret du 30
décembre 2024. Le décret se contente de préciser que le
produit sera reversé au budget général de l'État. Mais l’application de cette
expérimentation notamment à Paris et Nanterre ne semble pas anodine. De
nombreuses grandes entreprises y ayant leur siège social, il s’agit là d’un
moyen de soumettre, dès maintenant, ces dernières au paiement de cette nouvelle
taxe.
Une
contribution proportionnelle
Dans
le détail, la contribution pour la justice économique est versée par le demandeur,
à peine d’irrecevabilité relevée d’office. Elle est due lorsque la valeur
totale des prétentions contenues dans la demande initiale dépasse 50 000 euros
(les demandes incidentes n’étant pas prises en compte).
Elle
n’est, en revanche, pas due lorsque la demande introductive d’instance est
formée par le ministère public, l’État, une collectivité ou un organisme public
de coopération ou par une personne physique ou morale de droit privé employant
moins de 250 salariés.
Elle
n’est pas non plus due lorsque la demande a pour objet l’ouverture d’une
procédure amiable ou collective, qu’elle est relative à l'homologation d'un
accord issu d’un MARD ou d'une transaction, qu’elle a donné lieu à une
précédente instance éteinte à titre principal par l'effet de la péremption ou de
la caducité de la citation ou qu’elle porte sur la contestation des dépens dus
au titre d'une autre instance.
Par
ailleurs, pour introduire l’instance, le demandeur doit s’acquitter d’une taxe
proportionnelle au montant de ses prétentions ; cumulées dans l’acte
introductif d’instance. Les seuils servant à déterminer le pourcentage retenu pour
fixer la contribution pour la justice économique diffèrent selon qu’il s’agit
d’une personne physique ou morale :
Personnes
morales
|
Chiffre
d'affaires annuel moyen sur les 3 dernières années
|
Bénéfice
annuel moyen sur les 3 dernières années
|
Montant
de la contribution
|
Supérieur
à 50 millions et inférieur ou égal à 1 500 millions d’euros
|
Supérieur
à 3 millions d’euros
|
3%
de la valeur totale des prétentions de l'acte introductif d'instance et dans
la limite de 50.000 euros
|
Supérieur
à 1.500 millions d’euros
|
Supérieur
à 0 euro
|
5%
de la valeur totale des prétentions de l'acte introductif d'instance et dans
la limite de 100.000 euros
|
Personnes
physiques
|
Revenu
fiscal de référence
|
Montant
de la contribution
|
Supérieur
à 250.000 euros et inférieur ou égal à 500.000 euros
|
1%
de la valeur totale des prétentions de l'acte introductif d'instance et dans
la limite de 17.000 euros
|
Supérieur
à 500.000 euros et inférieur ou égal à 1.000.000 d’euros
|
2%
de la valeur totale des prétentions de l'acte introductif d'instance et dans
la limite de 33.000 euros
|
Supérieur
à 1.000.000 d’euros
|
3%
de la valeur totale des prétentions de l'acte introductif d'instance et dans
la limite de 50.000 euros
|
Enfin,
la charge de la contribution pourra, de la même manière que les frais et
dépens, être supportée par la partie perdante. Elle sera aussi remboursée en
cas de recours à un MARD emportant extinction de l'instance et de l'action ou
en cas de désistement.
« Permettre
un financement du système de justice »
Au vu
de la situation budgétaire, cette mesure semble être un moyen de créer de
nouvelles ressources financières pour la justice. Or, la justice commerciale pèse
bien peu sur le budget de l’État : les juges consulaires exercent leur
mission à titre gracieux et les greffiers des tribunaux de commerce ou des TAE,
jouissent du statut de profession libérale, leur rémunération n'est donc pas
versée par l’État.
Réalisée
dans le cadre de la loi du 20 novembre 2023, une étude d’impact visait
toutefois à répondre à certaines questions suscitées par la contribution pour
la justice économique.
Sur
la constitutionnalité d’une telle mesure, dans une question prioritaire de
constitutionnalité (QPC)
du 13 avril 2012, le Conseil constitutionnel a considéré que le législateur
ne portait pas d’atteinte disproportionnée au droit à un recours effectif
devant une juridiction ou aux droits de la défense en instituant une
contribution pour l’aide juridique d’un montant de 35 euros par instance ainsi
qu’un droit de 150 euros dû par les parties à l'instance d'appel lorsque la
représentation par avocat est obligatoire.
Si
cet argument est avancé dans l’étude d’impact, rien n’est moins sûr quant au
fait que le Conseil constitutionnel tienne le même raisonnement dans le cadre
d’une éventuelle QPC sur cette nouvelle contribution, et cela pour deux
raisons : d’une part, les montants en cause ne sont pas les mêmes et
d’autre part, le produit de cette contribution est affecté au budget général de
l’État et non pas à un but précis comme dans le cadre de la QPC susmentionnée.
Sur
l’euro-compatibilité de la mesure, l’étude d’impact affirme que la Cour européenne
des droits de l’homme (CEDH) considère, dans un arrêt Tolstoy Miloslavsky c.
Royaume-Uni, 13 juillet 1995, que l’exigence de payer aux juridictions civiles
des frais afférents aux demandes dont elles ont à connaître ne saurait passer
pour une restriction au droit d’accès à un tribunal incompatible en soi avec
l’article 6§1 de la Convention (affaire).
L’étude
appuie aussi sur l’exceptionnalité de la gratuité du système judiciaire
français par rapport aux autres systèmes européens, déclarant même qu’en
Europe, « dans la majorité des pays, il existe une taxe à la charge du
justiciable, laquelle a pour finalité de permettre un financement du système de
justice complémentaire à celui de l’impôt ».
L’enquête
donne l’exemple de l’Allemagne, où les frais et taxes de justice représentent
41 % du budget du système judiciaire en 2020, pour 4 835 046 992
euros. Plus encore, le législateur pointe la distinction à faire entre justice
civile et commerciale, puisque selon lui, « en matière commerciale, le
paiement de frais de justice ou de taxes pour initier une procédure judiciaire
est obligatoire dans tous les États étudiés ».
Des montants
trop élevés ?
Si
les arguments avancés par le législateur sont nombreux, ceux-ci ne semblent pas
convaincre le Conseil national des barreaux (CNB), qui, dans une résolution du 12
mai 2023, s’était montré particulièrement hostile à cette mesure, y voyant,
d’une part, une rupture d’égalité territoriale selon que les justiciables
relèvent d’un tribunal de commerce ou d’un TAE et d’autre part, un obstacle
financier à l’accès au juge, ce d’autant plus que les juges consulaires sont
bénévoles.
À
l’occasion de la publication du décret d’application, le Barreau de Paris avait
annoncé déposer un recours contre ce texte, pointant, notamment, l’important
risque de forum shopping par l’insertion de clauses attributives de
compétence dans les contrats afin d’éviter de relever de la compétence d’un
TAE. Le Barreau craint également que les montants en cause soient trop élevés pour
les entreprises connaissant des difficultés financières lorsqu’elles se
présentent devant le juge.
Du
côté des juges, la contribution fait aussi débat. Pour André Goix, juge consulaire du TAE de
Paris, l’idée d’une contribution due par les justiciables n’est pas mauvaise en
soi, bien au contraire, mais il faudrait que celle-ci soit plus simple et
généralisée à tous les demandeurs, pour des montants moins élevés.
L’objectif
d’une telle contribution doit être de désengorger les tribunaux en dissuadant
les plus petits demandeurs pour lesquels le recours par exemple à la procédure
en injonction de payer est plus adaptée. Ici au contraire, le législateur
semble avoir visé à côté en infligeant aux plus grosses sociétés le paiement
d’une taxe pouvant s’avérer très lourde.
De
même, le changement d’affectation du produit de la contribution qui devait à
l’origine servir à financer la justice pour finalement se retrouver dans le
budget général de l’État va à l’encontre du souhait de la conférence générale
des juges consulaires, qui proposait que la contribution soit affectée au bon
fonctionnement de la juridiction consulaire, laquelle travaille sans budget
propre.
André
Goix regrette que la contribution soit calculée selon les capacités
contributives du demandeur alors qu’in fine, celle-ci pourrait être due par le
défendeur, puisque la charge de celle-ci peut peser sur la partie défaillante.
Une double peine qui pourrait la placer dans une situation financière encore
plus difficile qu’avant le litige.
Si
l’expérimentation porte ses fruits, la contribution pour la justice économique
pourrait être étendue à l’ensemble de la France avant la fin de la
programmation 2023-2027. Pour l’heure toutefois, elle semble loin de répondre
au problème du manque de moyens de la justice française, et compte tenu des
difficultés budgétaires actuelles, la situation ne risque pas de s’améliorer.
Paul-Louis Costes,
Etudiant du Master 214
Droit des affaires, Université Paris-Dauphine
(Article rédigé
sous la direction de Marie-Christine Monsallier, maître de conférences)