Le droit de visiter les lieux
de privation de liberté s'étend-il aussi aux geôles des tribunaux ? C’est
la question à laquelle le Conseil constitutionnel doit répondre à la fin du
mois. L’institution avait été saisie par l’ancienne bâtonnière de Rennes, qui s’était
vu refuser l'accès au « dépôt » du tribunal judiciaire de la ville.
Les Sages ont tenu leur
audience ce mardi. Ils répondront le 29 avril prochain à la question de savoir
si le droit de visiter les lieux de privation de liberté s'étend aux cellules
situées dans les sous-sols des tribunaux, appelés aussi « dépôts ».
Les faits remontent au 9
avril 2024, lorsque Catherine Glon, alors bâtonnière de Rennes avait souhaité
accéder aux geôles du tribunal judiciaire avec ses délégués dans le cadre du
droit de visite reconnu aux bâtonniers. Après que le palais de justice lui avait
opposé une fin de non-recevoir, Catherine Glon avait saisi le tribunal
administratif d'un recours pour excès de pouvoir.
Soutenue par le barreau
rennais et le Syndicat des avocats français (SAF), l'avocate, qui soulevait une
inconstitutionnalité de la loi - laquelle omet de mentionner les dépôts dans la
liste des lieux visitables -, avait introduit une question prioritaire de
constitutionnalité (QPC). C’est donc sur cette question que le Conseil
constitutionnel doit se prononcer, après renvoi accepté par le Conseil d'État.
Personnes faisant l'objet
d'un mandat d'arrêt ou d'amener, détenus transférés juste avant leurs procès, mis
en cause en comparution immédiate lorsque la juridiction n'est pas en capacité
de les recevoir à l'issue de leur garde-à-vue : des milliers de personnes
se trouvent chaque année dans ces geôles en attente d'être présentées aux
magistrats.
Dans l'ombre de la Loi pour
la confiance en l'institution judiciaire
L’avocate invoquait plus
précisément une restriction des droits constitutionnels par la Loi pour
la confiance en l'institution judiciaire du 24 décembre 2021. En
effet, le législateur y limite les établissements fermés visitables par les
bâtonniers qui établissent des rapports de leurs visites servant à faire cesser
les atteintes à la dignité humaine. Les droits des personnes privées de liberté
dans les dépôts sont donc différenciés de ceux des personnes placées dans les
autres lieux fermés concernant la preuve de leurs conditions de détention.
Lors de leurs plaidoiries
devant le Conseil constitutionnel, les avocats ont unanimement invoqué une
rupture d'égalité des citoyens devant la loi selon le lieu où ils se trouvent
enfermés. Paul Mathonnet, avocat au Conseil d'État, soutient que ce droit de
visite des dépôts attribué aux bâtonniers ne peut pas être oublié par le
législateur qui n'a pas à restreindre un principe constitutionnel, celui de la
sauvegarde de la dignité humaine. Benoît Camguilhem, chargé de mission des
questions constitutionnelles pour le Gouvernement répond qu'une autorisation de
visiter certains lieux ne signifie pas une interdiction d'en visiter d'autres.
Le Palais de justice de Lille avait accepté une visite du bâtonnier en 2023.
Traditionnellement, le
contrôle permanent des lieux de privation de liberté est confié au Contrôleur
général des lieux de privation de liberté (CGLPL) qui formule ses propositions
aux deux assemblées parlementaires. Députés et sénateurs peuvent aussi
effectuer des visites inopinées. Si les bâtonniers et leurs délégués étaient
exclus de ce droit jusqu'en 2021, leurs rôles de lanceurs d'alerte sur les
conditions de détention a été pris en compte par le législateur, qui leur a
ouvert un droit de visite d'une part, mais il l’a restreint d'autre part à
certains lieux seulement. Alors même que les avocats sont concernés par la
défense des personnes détenues ou retenues, le texte ne mentionne pas, en
effet, les geôles du dépôt, les véhicules de transfert de détenus ou encore les
postes de la police aux frontières.
Le guide du Conseil national
des barreaux édité en octobre 2022 soulignait par ailleurs que ces lieux
« ne sont pas expressément visés » par l'article 719 du Code
de procédure pénale. Le CNB plaide donc pour un élargissement de l'accès aux
dépôts parce que certains d’entre eux comprennent une zone de rétention
administrative, comme à la souricière du palais de justice de Paris, et que les
bâtonniers peuvent déjà visiter les centres de rétention administrative.
Quant au Comité de prévention
de la torture, il considère que les geôles sont des lieux faisant partie
intégrante des établissements pénitentiaires (que les bâtonniers peuvent aussi
visiter), constituant leurs prolongements par transit des personnes détenues.
Des rapports faisant état de
conditions dégradantes
Dans certains dépôts, où les
personnes peuvent être détenues dans ces lieux pendant 20 heures, le Contrôleur
général a remarqué que l'atmosphère était irrespirable à cause des fortes
odeurs et du manque de ventilation. Les toilettes des cellules dans lesquelles
les mis en cause attendent avant leurs fouilles sont visibles par tous, à
commencer par les agents qui les escortent.
Le policier Amar Benmohamed avait
dénoncé les mauvais traitements infligés par ses collègues à la souricière au
tribunal judiciaire de Paris en 2020, et le CGLPL avait publié plusieurs
rapports suite à ses visites des dépôts. On y apprenait que les personnes en
attente de jugement sont souvent laissées à la merci d'une acceptation par
leurs escortes d'aller aux sanitaires, et que, parfois, le papier toilette n’était
disponible que sur demande (tribunal de Guéret).
Lors d'une visite acceptée au
palais de justice de Lille, le
bâtonnier
rapportait des
excréments dans plusieurs cellules. Le ministère de la Justice n’a toutefois
communiqué jusqu’ici aucun chiffre sur le nombre de personnes détenues dans ces
conditions.
Depuis sa réponse à une autre
QPC du 16 avril 2021, le Conseil constitutionnel considère qu’il faut faire
cesser les conditions indignes en garde-à-vue en permettant aux avocats de
saisir immédiatement le Procureur de la République. Cette même année, les sages
avaient considéré qu'il revient au législateur de s'assurer que les personnes
condamnées puissent saisir le juge en cas de détention contraire à la dignité
humaine pour qu'il y mette un terme (QPC 2021-898).
Selon les avocats porteurs du
recours, rien ne justifie qu'il n'en soit pas de même avec tous les lieux de
privation de liberté, y compris les geôles. Benoît Camguilhem rappelle que le
dépôt est sous la responsabilité exclusive de l'autorité judiciaire, gardienne
des libertés individuelles, et non de la police ou de l'administration
pénitentiaire. Les conditions de détention ne peuvent porter atteinte à la
dignité humaine puisque ce sont les magistrats eux-mêmes qui la garantisse,
malgré la réalité des conditions remontée par le CGLPL.
Cependant, les rapports qui
font suite à leurs visites sont les seuls moyens de preuve dont disposent les
avocats de la défense lorsqu'ils demandent la cessation des mauvais traitements
en cellule. C'est aussi comme lanceurs d'alertes que les bâtonniers, en tant
que représentants locaux des avocats, ont un rôle essentiel à jouer, comme ils
le font déjà pour les établissements pénitentiaires et les locaux de garde à
vue.
Élargir leur droit de visite
aux dépôts participerait à une amélioration des conditions de détention en
constituant « un droit complémentaire et non redondant à celui du
Contrôleur général », selon Thierry Lyon-Caen, président du conseil de
l’Ordre des avocats au Conseil d'État et à la Cour de cassation
Un regard des bâtonniers
complémentaire à celui du Contrôleur général
Si la totalité des recours
engagés en 2024 par les bâtonniers ont abouti à l'amélioration des conditions
de détention, ils ne concernaient pas les geôles n'ayant pu être visitées sauf
à Lille.
Patrice Spinosi, avocat
représentant l'Observatoire international des prisons et la Ligue
des droits de l'Homme rappelle que les travaux parlementaires évoquent
la nécessité du contrôle régulier des lieux de privation de liberté notamment
par les bâtonniers. Il s'agirait donc, selon lui, d'un oubli du législateur qui
souhaite un alignement du pouvoir des bâtonniers sur chacun des lieux de
privation de liberté.
Dominique Simonnot,
Contrôleur général des lieux de privation de liberté, interrogée par le JSS,
a bien voulu nous éclairer sur les différents droits de visite. « La
loi du 30 octobre 2007 - loi instituant le CGLPL - dispose que ''Le
Contrôleur général des lieux de privation de liberté peut visiter à tout
moment, sur le territoire de la République, tout lieu où des personnes sont
privées de leur liberté par décision d'une autorité publique, ainsi que tout
établissement de santé habilité à recevoir des patients hospitalisés sans leur
consentement […]''. »
Le CGLPL n’est donc pas
confronté à des difficultés d’accès aux geôles car, à la différence des
parlementaires et bâtonniers, le champ de sa compétence n’est pas fixé selon
une liste de lieux déterminés. Le Contrôleur général, avant que la loi n'en
dispose, prônait déjà une ouverture du droit de visite aux bâtonniers.
« Le CGLPL s’était
félicité en 2021 de la création d’un droit de visite des bâtonniers dans les
lieux d’enfermement, l'ayant toujours appuyé et recommandé. Le CGLPL a
accompagné les institutions représentatives des barreaux français dans
l’élaboration de leur guide de visite et a souligné le dynamisme avec lequel
les avocats se sont engagés dans ces nouvelles missions. Les contrôles du CGLPL
et les visites des bâtonniers sont de natures différentes mais très
complémentaires, les observations de chacun viennent enrichir le travail des
autres. » 2 ans après l'adoption du texte, le
CNB accusait déjà des restrictions à ce droit de visite.
Le législateur est-il allé
suffisamment loin dans l'écriture de la loi ou aurait-il dû mentionner le dépôt
comme lieu visitable par les bâtonniers ? « Le CGLPL avait
d’ailleurs recommandé que ce droit de visite soit étendu aux établissements de
santé mentale accueillant des patients en soins sans consentement, en toute
logique nous sommes favorables à ce que ce droit soit également étendu aux
geôles et dépôts de tribunaux », conclut Dominique Simonnot.
Antonio
Desserre