Pour mettre un
terme aux violences liées à la mort de l’assassin du préfet Claude Erignac et
militant indépendantiste Yvan Colonna, Emmanuel Macron a relancé le débat sur
une possible autonomie de la Corse. Le processus de Beauvau travaille depuis
mars 2022 à une révision constitutionnelle. Le projet de loi devrait être
soumis au vote d’ici fin 2025.
Ces
déplacements en Corse n’ont rien à voir avec des vacances. En février, les
députés de la mission d’information de l’Assemblée nationale, suivis, quelques
jours plus tard, par le ministre de l’Aménagement du territoire et de la décentralisation,
François Rebsamen, se sont rendus sur l’île de Beauté. Au programme : des
discussions animées sur l’avenir constitutionnel de la collectivité.
Après plusieurs mois de négociations
entre le gouvernement et les élus corses, et la création d’une mission
d’information au Sénat, l’Assemblée nationale s’intéresse depuis mi-décembre à
l’évolution institutionnelle de l'île avant de proposer une proposition de
révision constitutionnelle entre mi-mars et mi-avril. Le texte devra ensuite être
voté à la fois par le Sénat et l’Assemblée nationale. L’instabilité de sa
composition et la fragilité du gouvernement actuel s’ajoutent aux incertitudes.
Dans
son discours de politique générale, le 14 janvier 2025, le Premier ministre
François Bayrou a néanmoins réaffirmé la nécessité de « prendre en compte les spécificités insulaires
» et de « faire confiance à la
responsabilité des collectivités ». Il a également soutenu son souhait de
faire respecter le calendrier de l’évolution constitutionnelle pour la Corse,
fixé à fin 2025.
Un statut déjà particulier
Si
aujourd’hui, la Corse est une collectivité au statut unique avec un partage de
compétences administratives entre Paris et Ajaccio, l’île méditerranéenne est
le fruit d’une histoire de décentralisation progressive depuis des décennies.
Jadis, la Corse a été une île indépendante et s’est même dotée d’une des
premières constitutions écrites, en 1755 - avant celle des Etats-Unis
d’Amérique en 1787 ou de la France en 1791. En juillet 1768, la France a racheté
à Gênes ses droits sur l'île. Dix ans plus tard, la Corse est définitivement
rattachée à la France.
Les
siècles passent et ce n’est que dans les années 1960 que surgit « un mouvement d'abord régionaliste, puis
autonomiste et enfin à la fois autonomiste et indépendantiste à partir de
1975-1976 », comme le rappelle le président du Conseil exécutif de Corse
Gilles Simeoni aux sénateurs français dans le cadre de la Commission des lois
du Sénat, le 5 juin 2024.
Michel
Verpeaux, professeur de droit public émérite de l’université Panthéon-Sorbonne,
détaille : « En réaction, le gouvernement
de l’époque a voté une loi, le 2 mars 1982, donnant à la région Corse un statut
particulier et une assemblée, les conseils régionaux n’existant pas encore. »
Pourtant, les tensions ne s’apaisent pas et c’est dans un contexte violent que
la Corse accède, en 1991, au statut de collectivité territoriale. La première
version du texte du 13 mai 1991, dit « statut Joxe », reconnaît alors « le
peuple corse » comme « composante du peuple français », article qui a ensuite
été censuré par le Conseil constitutionnel. En effet, il ne peut y avoir dans
la République française qu'un seul peuple : le peuple français. La demande
d’une reconnaissance d’un peuple corse continue aujourd’hui encore d’être
portée par les indépendantistes corses.
Au début des années 2000, le processus de
Matignon, entamé par Nicolas Sarkozy, relance une possible révision
constitutionnelle qui sera infructueuse. « Les
Corses interrogés par référendum en 2003 ont explicitement refusé la création
d’une collectivité unique », appuie l’historien Camille Dus. Pourtant, la
loi NOTRe, votée en 2015 mais mise en œuvre en 2018, instaure une collectivité sui
generis. C’est ce que détaille Gilles Simeoni aux sénateurs : « la loi NOTRe a consacré la naissance de la
Collectivité de Corse (CDC), au terme d'un processus de fusion entre les trois
collectivités territoriales préexistantes. Mais, nos attributions sont
limitées, sans pouvoirs normatifs particuliers, ni de compétences réelles dans
tous les domaines essentiels ; et, lorsque nous avons une compétence
particulière par rapport au droit commun, celle-ci est systématiquement
partagée avec l'État. »
Les limites de la décentralisation corse
La
loi de 2015 n’est donc pas suffisante pour la Corse. Et cela s’est notamment traduit
par la victoire et le renforcement d’élus indépendantistes et régionalistes
lors des élections de 2017 et de 2021. Quelques mois plus tard, en mars 2022,
la Corse bascule à nouveau dans la violence. À la suite de la mort d’Yvan
Colonna, assassin du préfet Claude Erignac, et militant indépendantiste, des
émeutes secouent l’île pendant plusieurs jours. Au cœur des revendications, on
retrouve, indiscutablement, l’autonomie. Alors, « bien que le
ministre de l’Intérieur d’alors, Gérald Darmanin, soit plutôt connu pour sa
culture jacobine, il entame un nouveau processus d’autonomisation », analyse le
professeur Michel Verpeaux.
Le
processus, dit « de Beauvau », fait l’objet de nombreuses
discussions. D’un côté, le gouvernement français reste attaché au principe
d'indivisibilité fondateur de la République depuis la Révolution : quel que
soit le territoire national, la loi doit être la même partout. De l’autre, les
élus corses à la CDC expriment leurs souhaits d’évolution pour une plus grande
autonomie.
Outre
la prise en compte de la vie plus chère que sur le continent et la création
d’un statut de résident pour régler les questions foncières et immobilières, le
président de la CDC appelle à des moyens budgétaires structurellement plus
importants. Il plaide « en faveur d'une co-officialisation de la
langue corse et d'une série d'évolutions institutionnelles vers un statut
d'autonomie.
Loin d’être anecdotique, la reconnaissance du corse au
même titre que le français sur l’île fait craindre, à long terme, un risque de
sécession. Véronique Bertile, maître de conférences
en droit public à l’université de Bordeaux et secrétaire générale de l'association
des Juristes en droit des Outre-Mer, précise qu’« un État peut se constituer lorsqu'un peuple installé sur un territoire
s'organise politiquement. Or,
le premier marqueur de toute communauté est sa langue. C’est pour cela que la
France à la Révolution française a fait du français la seule langue officielle
et a voulu “anéantir” les langues régionales. » Dans les « écritures
constitutionnelles », en
cours de discussion, les compromis ne retiennent pas la reconnaissance
d’un peuple corse mais mentionnent « sa
communauté historique, linguistique, culturelle, ayant développé un lien
singulier à sa terre ».
L’exemple des
Açores et de Madère
Ces «
écritures constitutionnelles »
ne sont, pour le professeur Michel Verpeaux, qu’un « projet vague et large ». Véronique Bertile indique quant
à elle que « si une autonomie législative est
accordée à la Corse, les lois corses seront soumises au Conseil
constitutionnel, comme les lois nationales. »
Elle
s’appuie, pour rendre compte
de la possible évolution de la Corse, sur le droit comparé et le modèle des
Açores et de Madère. Ces îles portugaises ont, depuis 1976, un statut
autonome. Toujours unies à l’État du Portugal, elles se voient reconnaître une
autonomie garantie par trois listes de compétences : celles régaliennes
exercées par le Portugal, celles appartenant à la région autonome et celles
partagées entre l'Etat et la région.
Sur le territoire français, et bien qu’elle
soit difficilement comparable, la Nouvelle-Calédonie possède un statut
similaire depuis 1998. Du fait de son histoire fortement liée au colonialisme,
il n’a pas été aisé pour Paris de cantonner ses revendications à ce territoire.
« La Polynésie française a longtemps
aussi demandé ce statut, mais il lui a toujours été refusé », précise Véronique Bertile.
Michel Verpeaux va plus loin : pour
lui, la révision constitutionnelle peut être lue de deux manières ; « soit la France garde la Corse dans son giron ou alors la
Corse finira par accéder à son indépendance. »
Des discussions complexes
Dans
la capitale, le risque de sécession de la Corse est dans de nombreuses têtes.
Camille Dus, historien, l’assure : « l'autonomie
est le marchepied de l’indépendance et de la différenciation ». A l’inverse, pour la juriste
Véronique Bertile, « l’accession
de la Corse à l’autonomie est le meilleur rempart contre les indépendantistes.
Les trois dernières élections ont donné largement vainqueurs les nationalistes.
Pendant combien de temps peut-on ne pas écouter l’expression de la population
sans qu’elle se radicalise et clame son droit à disposer d’elle-même ? »
Bien
que des spécificités
locales, territoriales et culturelles existent en Corse, Camille Dus précise
qu’elles peuvent exister partout ailleurs : « Même à l’échelle d’un quartier de Paris, par exemple. » Octroyer l’indépendance, c’est
renverser le principe d’égalité selon lequel tous les Français sont égaux
devant la loi. « Le SMIC pourrait être
différent en fonction des régions, nous reviendrions à une société féodale. »
Autre crainte, cette fois-ci du côté de
la fédération PCF de Haute-Corse. En marge du déplacement du ministre de
l’Aménagement du territoire et de la décentralisation en Corse, ses élus
alertent, en conférence de presse : « Vidé de la question sociale, nous craignons que le
débat sur l’avenir de la Corse ne débouche sur une réforme institutionnelle qui
ne fasse qu'anticiper une mise à l’écart de la République contre la volonté des
Corses. » Même
son de cloche du côté de Camille Dus. « L’autonomie est le synonyme
d’une dislocation de l’action publique et d’un désengagement de l’Etat, comme
c’est déjà le cas en Nouvelle-Calédonie. C’est aussi plus de corruption et plus
de mafia quand on connaît les liens qu’entretiennent les nationalistes et la
mafia. »
Mais
ce qui inquiète surtout les autorités de l’Hexagone, c’est le risque de
contagion. La Corse, par sa proximité presque immédiate avec la Métropole et
son histoire récente, sans colonialisme ni esclavage, peut réveiller des
revendications régionalistes. Le président de la région Bretagne a déjà demandé
« la même chose ».
L’Etat
a-t-il agi en pompier pyromane en entamant ce processus ? Il faut encore que le
Parlement se réunisse à Versailles et que trois-cinquièmes de ses membres
votent en faveur de cette loi constitutionnelle. Le président de la République,
Emmanuel Macron, pourrait également demander un référendum, mais cette option
paraît peu probable. La révision constitutionnelle semble encore loin d’entrer
en vigueur.
Marie-Agnès Laffougère