ENQUÊTE. Si l’ancien ministre
de la Justice a fait de l’amiable un de ses chevaux de bataille, les quelque 2 800
conciliateurs pâtissent d’un manque de visibilité, aussi bien auprès des citoyens que des potentiels bénévoles, et ce, malgré un nombre de dossiers en hausse. En
cause notamment, le manque de moyens alloués, et, en parallèle, la
recrudescence des avocats médiateurs.
Ils sont un peu moins de
2 900 en France, mais « dans un monde idéal », il en
faudrait « beaucoup plus ». Du Centre-Val de Loire en passant
par l’Île-de-France et l’Auvergne, le constat est le même : « Il y
a de plus en plus de conciliations, mais de moins en moins de conciliateurs de
justice (CJ). », déplore Dominique Couvreur, lui-même conciliateur dans
l’Eure-et-Loir.
Arrivés dans le paysage
judiciaire en 1978 par décret, ces « pacificateurs » bénévoles,
comme il les qualifie, interviennent auprès des citoyens qui les saisissent
pour résoudre des petits litiges relevant du tribunal de proximité. Car
conformément au Code de procédure civile, depuis le 1er octobre
2023, les justiciables ont l’obligation de passer par un conciliateur ou un
médiateur pour des litiges de moins de 5 000 euros, avant d’engager toute
procédure judiciaire. Une nouveauté intégrée à la politique de l’amiable déployée
par l’ancien garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti.
Conciliateurs des villes et
des champs
Un passage obligé auprès des
conciliateurs qui participe à l’augmentation du volume d’affaires dont ces
derniers sont saisis. En 2023, selon des chiffres de 2024, plus
de 190 000 affaires sont passées entre leurs mains – contre un
peu plus de 120 000 il y a dix ans -, soit environ 66 dossiers pour un
seul conciliateur en moyenne.
« Notre travail ne se
limite pas à la tenue de permanences », souligne Lydie Bobba-Moittie,
conciliatrice à Gonesse dans le Val-d’Oise. La gestion d’un dossier nécessite de
préparer le rendez-vous avec une partie, puis le contradictoire avec l’autre,
effectuer des recherches documentaires, rédiger des courriers et des constats,
effectuer des déplacements. Autant de tâches qui, bout à bout, peuvent demander
« jusqu’à 7 heures de travail » pour un seul dossier,
dépendamment du litige.
Les dossiers varient
notamment en fonction de la zone concernée. « Il y a les conciliateurs
des villes et des conciliateurs des champs », rapporte Dominique Couvreur. Dans
l’Eure-et-Loir, la majorité des litiges sont ainsi liés aux baux ruraux, avec
des problèmes de cadastre de terrain, moins courants en zone urbaine. « Nous
avons également beaucoup de problèmes avec les bailleurs sociaux à Dreux
et Chartres », poursuit le conciliateur, avec des cautions qui ne sont
pas recouvrées par des locataires, des logements insalubres, etc.
Que les communes soient
urbaines ou rurales, en revanche, les litiges de voisinage ne font pas de
distinction géographique. Cependant, Paul Pourrat, vice-président de
l’association conciliateurs de justice d’Auvergne, souligne de son côté que
bien que les CJ soient principalement catalogués pour ce type de conflits,
« ce ne sont pas [ceux] qui représentent le plus d’activité, mais bien
les baux de consommation ! » Dominique Couvreur témoigne en effet
travailler sur des litiges avec des compagnies aériennes, des constructeurs
automobiles : « J’ai eu plusieurs dossiers sur les problèmes
d’airbag chez Citroën, par exemple. »
Les zones rurales,
principales victimes de la pénurie
Une charge de travail « énorme »
qui appelle un nécessaire recrutement de candidats en Province comme à Paris.
Seulement, des candidats, « il n’y en a pas assez », se désole
Lydie Bobba-Moittie.
« Ce qui est assez
frappant, c’est que le manque de candidats n’est pas propre à un département,
c’est un peu cyclique. À Boulogne-Billancourt par exemple, ils sont en manque
de conciliateurs alors pourtant qu’il s’agit d’une grande ville des
Hauts-de-Seine », poursuit la conciliatrice. Et puis il y a des régions
totalement dépourvues de conciliateurs, ajoute Dominique Couvreur.
Les causes de la pénurie
entre différents départements et au sein d’un tribunal de proximité d’un même
département ne sont pas les mêmes non plus, argue la conciliatrice. Dans les
zones rurales toutefois, le problème de recrutement y est encore plus prégnant,
reconnaît le conciliateur de l’Eure-et-Loir, département le plus rural
dépendant du ressort de la cour d’appel de Versailles.
« Nous sommes 17
conciliateurs pour 365 communes. Au regard du nombre d’habitants, on n’est pas
plus mal fournis que d’autres départements de la cour d’appel », relativise-t-il.
Dominique Couvreur estime toutefois qu’il faudrait au moins 5 CJ
supplémentaires. « En revanche, nous avons un réel problème
géographique », complète-t-il.
Qui dit zones rurales dit
« déplacements chronophages » pour les conciliateurs. « Du
nord de l’Eure-et-Loir au sud, il y a presque 120 kilomètres »
illustre Dominique Couvreur. Ce dernier indique pour sa part avaler plusieurs
dizaines de kilomètres par semaine, avec des permanences à plus de 25 km de
chez lui en voiture, car « il est hors de question de prendre les
transports », martèle-t-il.
Un discours qui trouve écho
du côté de Paul Pourrat. « J’ai pris l’habitude de dire que les
kilomètres sont comptés en heures dans le Cantal du fait des routes sinueuses
qui rallongent le trajet. » En zone urbaine, leur difficulté réside
plutôt dans l’encombrement de la circulation malgré les autoroutes ;
« chacun ses problématiques ! »
Lieux de permanence :
les mairies pas prêteuses ?
Une autre difficulté vient s’ajouter :
celle de trouver des lieux de permanence. Dans le Val-d’Oise, Lydie
Bobba-Moittie atteste de la réticence de certaines mairies de mettre à
disposition une à deux fois par semaine un bureau fermé - confidentialité
oblige - avec une ligne téléphonique, l’accès à un photocopieur et une
connexion internet. « Et encore, ça, c’est quand on rêve »,
ironise-t-elle.
Malgré une circulaire « attractivité »
précisant que les lieux de permanence doivent être équipés, la conciliatrice,
qui tient les siennes dans une maison de justice, explique venir avec son
propre ordinateur, sa mini box internet - qu’elle paie 10 euros par mois. Mettre
à disposition un local chauffé, avec la lumière, une connexion… sont autant de
paramètres qui peuvent être vus comme une contrainte pour une petite mairie.
Par ailleurs, le conciliateur
étant nommé sur un ressort d’un tribunal de proximité, il se doit de recevoir
toutes les personnes, y compris celles ne résidant pas dans la commune de la
mairie qui prête un local. Or certaines mairies peuvent avoir l’impression de
payer pour « les autres ». Un aspect pécuniaire qui freine aussi les
recrutements, puisque, selon la conciliatrice, certaines communes refusent même
de communiquer dans leurs médias pour recruter des CJ. « Compte tenu
des finances des communes aujourd’hui, c’est extrêmement compliqué mais
compréhensible », ajoute-t-elle.
Une difficulté qui semble à
l’inverse moins palpable en zones rurales. « En général, nous sommes
très bien accueillis dans les mairies qui mettent en avant leur CJ lesquels
apportent le calme dans leur commune, mais des communes sont peut-être moins
favorables » nuance quant à lui Paul Pourrat. De même dans les France
Services de la région où les CJ sont en fort développement, relate le
conciliateur.
Un turn over qui s’amplifie
depuis 10 ans
Le turn over, qui n’était pas
aussi important il y a 10-15 ans, selon la conciliatrice val-d’oisienne, prend,
au niveau national, une dimension jugée inquiétante par les bénévoles. « Il
est aujourd’hui assez marginal de trouver un conciliateur en place depuis 20
ans » pointe Lydie Bobba-Moittie. La durée en poste tourne plutôt
autour des 6 ou 7 années, précise Paul Pourra.
C’est pourquoi, plutôt que de
parler de pénurie, le conciliateur évoque un renouvellement naturel des CJ pour
remplacer les départs et ainsi faire face au besoin actuel, ce qui représente
environ 500 nouveaux recrutement annuels. « Mais il est certain qu’il
faudrait plus de candidats. »
Et là encore, des disparités
entre la province et Paris apparaissent. L’une des problématiques communes aux
zones rurales réside, selon Dominique Couvreur, dans le manque de
« talents ». En effet dans cette région, le creuset recherché (anciens
chefs d’entreprise, gendarmes, avocats…) est beaucoup plus faible qu’en région
parisienne, et « peu de personnes ayant leur travail sur Paris viennent
dans l’Eure-et-Loir pour y habiter », développe le conciliateur.
Et si les personnes
retraitées sont davantage ciblées, puisqu’elles ont à la fois le temps pour
effectuer tous les déplacements mais aussi un revenu complémentaire, « à
la campagne, elle ont peut-être envie de se reposer, alors qu’en milieu urbain,
beaucoup cherchent une activité », détaille Paul Pourrat.
Les conciliateurs dans l’ombre
des avocats médiateurs ?
Par ailleurs, pour Lydie Bobba-Moittie,
les conciliateurs « subissent le succès de la politique de l’amiable
initiée par Éric Dupond-Moretti ». Si l’ancien ministre a certes mis
un « coup d’accélérateur pour promouvoir la conciliation » et
n’a pas manqué de féliciter les CJ dans son discours lors des États généraux de
2023, la médiation reste davantage prisée que la conciliation, alors même que
cette dernière est la seule des trois tentatives d’amiable à être gratuite,
insiste la conciliatrice.
« Mais peut-être
qu’on se vend mal, aussi » concède-t-elle. « Je ne suis pas
sûre que mettre en avant le bénévolat joue en notre faveur, alors que mettre en
avant le fait que les conciliateurs ont un stage d’imprégnation avant de prêter
serment, qu’ils sont assermentés, nommés par ordonnance par un président de CA et
formés par l’ENM, ça me parait plus vendeur. »
Une idée que ne partage pas Dominique
Couvreur. « On a des outils, mes courriers sont estampillés République française,
ministère de la Justice, justifie-t-il. « Mais peut-être que cela à
moins de poids dans certains départements. »
Par ailleurs, de plus en plus
d’avocats saisissent l’opportunité de la médiation, « plus appétente »
que la conciliation. Mais pour Paul Pourrat, une chose est sûre :
conciliateurs et avocats médiateurs ne se positionnent pas comme des ennemis.
« On travaille ensemble dans l’amiable, et puis c’est le citoyen qui
choisit tel ou tel mode amiable ».
Payer davantage les CJ
coûterait 15 millions d’euros
Aujourd’hui, les
conciliateurs touchent 650 euros par an, au titre de l’indemnité forfaitaire
destinée à couvrir leurs dépenses. « L’argent est un frein évident, certes
pour les conciliateurs eux-mêmes, mais aussi pour leurs conditions d’exercice »,
regrette Lydie Bobba-Moittie. « On n’exerce pas ces fonctions pour
l’argent », confirme Dominique Couvreur. Ce dernier indique dépenser
entre 2 000 et 3 000 euros par an, entre les frais de déplacements,
les courriers postés, etc.
Bien que le ministère de la Justice
se prononce officiellement en faveur de la conciliation et de ses
professionnels, « premiers maillons de la chaine », se
targuait-il en 2023, le problème du budget reste entier. « Tant qu’on
ne trouvera pas l’argent nécessaire pour donner l’envie aux personnes, il n’y
aura pas foule », soupire le conciliateur.
En tant qu’ancien adjoint au
maire, Dominique Couvreur touchait 500 euros par mois pour les faits de
conciliation, contre 650 par an en tant que conciliateur. « C’est pour
ça que ce sont souvent des personnes qui n’ont pas de problèmes financiers qui
peuvent faire ce métier », appuie le conciliateur.
Mais si les CJ étaient
rémunérés au temps passé sur les dossiers, cela représenterait 15 millions
d’euros, complète Paul Pourrat. Une somme que le ministère n’a pas prévu de
débloquer, malgré une hausse du budget alloué à la justice de 400 millions
d’euros pour cette année.
En outre, contrairement aux
barreaux qui peuvent plus facilement faire du loobying pour leurs avocats
médiateurs, les conciliateurs sont rapidement à court de moyens pour organiser
leur mise en lumière. « Avec un budget de 5 000 euros, on ne peut
pas se permettre de faire une vraie campagne de communication »,
soulève Lydie Bobba-Moittie. Un obstacle supplémentaire pour se faire connaitre
auprès du grand public.
Les maires n’ont par ailleurs
pas tous le réflexe de faire appel à des conciliateurs, observe Dominique Couvreur.
« Il y a une vraie méconnaissance au niveau des élus, mais également de
la police et de la gendarmerie », regrette-t-il.
« La conciliation, la
mal-aimée des juges » ?
De l’avis de Lydie Bobba-Moittie,
les juges ont également une part de responsabilité dans l’invisibilisation des
conciliateurs. Les conciliations conventionnelles, autrement dit les saisines
directes des personnes, représentent en effet 98 % des dossiers.
Les conciliations déléguées
par les juges sont quant à elles devenues « extrêmement rares,
contrairement aux tribunaux de commerce ». Une diminution des délégations qui
s’explique en partie par l’entrée en vigueur de l’article 750-1 du Code de
procédure civile, lequel prévoit la saisine obligatoire d’un conciliateur pour
des litiges qui étaient auparavant délégués par le juge, mais également de
l’attitude des magistrats vis-à-vis de la conciliation.
En effet, pour les litiges en
dehors du champ de l’article, « cela dépend de la politique interne des
tribunaux de proximité », explique la conciliatrice. Certains juges sont
plus enclins que d’autres à faire appel aux conciliateurs. « Dans le Val-d’Oise,
sur les trois tribunaux de proximité, seul un tribunal prévoit une fois par
trimestre la présence de conciliateurs aux audiences, ce qui permet de faire
des conciliations déléguées immédiates », illustre Lydie Bobba-Moittie.
Au tribunal de proximité de
Montmorency, deux magistrates délèguent assez facilement, relate-t-elle
également, et à Nanterre, une magistrate a monté une cellule avec trois
conciliateurs à qui elle délègue beaucoup de choses. « À l’inverse, à
Gonesse, si j’ai deux délégations par an, c’est exceptionnel, indique Lydie
Bobba-Moittie. Pourquoi ? La précédente magistrate au sein du tribunal
aimait bien avoir des conciliateurs mais elle ne voulait pas nous voir,
avait-elle dit ».
Même son de cloche du côté de
l’Eure-et-Loir. En quatre ans, Dominique Couvreur indique n’avoir eu que trois conciliations
déléguées. « Ce n’est pas que les juges ne sont pas favorables à la
conciliation, ils sont tellement débordés avec leurs propres priorités que nous
sommes transparents et n’ont pas le temps de s’occuper de nous. »
Ce que regrette le
conciliateur, car les délégations permettraient de décharger les juges de
dossiers, en plus des ceux pris en charge via les conciliations conventionnelles
qui dans 48 % des cas aboutissent à un accord, selon les chiffres de 2024
du ministère de la Justice. Soit un peu plus de 90 000 dossiers en moins à
la charge des juges ! Finalement, chaque tribunal a son organisation… « C’est
assez inégal ».
Le manque de conciliateurs
dans certains tribunaux contraint aussi les juges à ne pas solliciter ceux en
exercice qui ont déjà bien assez à faire ; un serpent qui se mord la
queue. Mais alors que faire ? En attendant des moyens et de la
reconnaissance, si Lydie Bobba-Moittie avoue ne pas détenir la « formule
magique », Dominique Couvreur et Paul Pourrat misent sur la débrouille
pour mettre les conciliateurs davantage sous les projecteurs. L’association
conciliateurs de justice de la cour d’appel de Paris a notamment tenu un stand
au Salon des Seniors, en mars dernier, pour se donner un peu plus de
visibilité. Une initiative qui pourrait peut-être faire des petits.
Malgré les embûches, les
bénévoles interrogés par le JSS sont toutefois unanimes : tous ont le
sentiment d’œuvrer pour la paix sociale. « Et il y a cet aspect tellement
gratifiant lorsqu’une conciliation a pu aller au bout ! » se
réjouit Dominique Couvreur, qui évoque sa capacité, grâce au rôle qu’il investit,
à « ne pas vieillir intellectuellement ».
Allison
Vaslin