DROIT

La France en retard dans le traitement des violences intra-familiales

La France en retard dans le traitement des violences intra-familiales
Publié le 22/04/2025 à 08:52

Invités à comparer leurs solutions internes aux problématiques des VIF à la cour d’appel de Bordeaux, plusieurs représentants de la justice française, belge et espagnole ont pu partager leurs bonnes pratiques. Du haut de ses expérimentations, certes prometteuses, l’Hexagone pourrait prendre exemple sur les innovations de ses voisins frontaliers.

Certains pays européens sont-ils plus en avance que d’autres en matière de VIF ? C’est en tout cas le constat que dressent magistrats, avocats, experts et acteurs de la société civile réunis à l’occasion d’un colloque organisé par le Barreau de Bordeaux, vendredi 4 avril.

Tandis que l’Espagne et la Belgique accordent une importance toute particulière aux mesures de protection, la France, dont les sénateurs viennent d’effacer la notion de contrôle coercitif de la proposition de loi sur les VSS, commence seulement à rattraper son retard, en se basant essentiellement sur la jurisprudence innovante de la cour d’appel de Poitiers. 

La jurisprudence de Poitiers, un cap franchi

A l’initiative des bracelets anti-rapprochement lorsqu’il était procureur à Pontoise, Éric Corbeaux (actuel procureur général près de la cour d’appel de Bordeaux) a incarné avec Gwenola Joly-Coz, présidente de la juridiction à l’époque, une figure incontournable de la magistrature française en matière de lutte contre les VIF.

Les deux ont en effet mené pendant huit ans des expérimentations concluantes à la fois en juridiction de première instance, puis en cour d’appel, dont le cheminement ambitieux et concluant s’est distingué à l’échelle française.

Début 2024, Gwenola Joly-Coz et Eric Corbeaux, alors respectivement première présidente de la cour d’appel de Poitiers et procureur général, s’appuient, dans leur réflexion sur l’évolution de la pratique jurisprudentielle, sur la notion de contrôle coercitif qu’ils découvrent alors. Naît l’idée pour le parquet général de constituer une audience de dossiers caractéristiques, dans lesquels sont poursuivis des auteurs de violences, de menaces, de harcèlement ou autres infractions figurant dans le Code pénal.

« Nous souhaitions mettre l’accent sur l’existence de ce système de contrôle coercitif au cœur de ces infractions et expliquer la manière dont ce système d’oppression était mis en place par l’homme sur la femme », explique-t-il aujourd’hui. A ce titre, l’instruction de Gwenola Joly-Coz prend également une tournure spécifique, puisque l’ancienne présidente de la cour d’appel de Poitiers souhaite projeter sur écran les messages violents des agresseurs.

Suite à la délibération de la cour d’appel de Poitiers, plusieurs arrêts sont alors rendus, et qualifient le contrôle coercitif d’infraction autonome. Depuis, ces derniers ont été largement commentés et cette nouvelle jurisprudence a servi de base à des jugements civils, notamment en droit de la famille.

« Il faut mettre en place une politique judiciaire, plutôt qu’une politique pénale ou de juridiction », souligne désormais Éric Corbeaux. Le procureur pointe également l’urgence, pour les magistrats du siège et du parquet, de connaître et de partager les concepts liés aux VIF.

Selon lui, « certains continuent de croire que les VIF sont un sujet très généraliste. La richesse notionnelle à l’œuvre dans cette matière est pourtant très riche », nuance-t-il. Et d’ajouter : « Pendant des années, nous n’avons pas su traiter la 'victime agaçante’, main dans la main avec son agresseur, répétant à quel point elle l’aime de nouveau et qu’il ne faut pas le condamner. Tant quon ne comprend pas la mémoire dissociative, ni lemprise, ni le contrôle coercitif, on ne maitrise pas ces mécanismes ».

Une innovation juridictionnelle à développer

Autre avancée développée par Poitiers, l’idée d’une temporalité différente entre la justice pénale et civile. Partant du postulat que le pénal est traité en urgence, parfois en comparution immédiate, et que le civil peut parfois mettre plusieurs années avant d’être traité, une réflexion est également menée, d’autant que « des points de rencontre peuvent relancer le contrôle coercitif, puisque les deux ex-compagnons se croisent dans la salle d'attente du JAF ou dans celle du tribunal » ajoute le procureur général.

Au-delà de ce risque, « les décisions sont parfois non-coordonnées, en ce qui concerne l’autorité parentale et le sort des enfants, dans des temporalité totalement différentes et dans la méconnaissance de ce qui se trouve dans l’autre dossier ». L’innovation de la cour d’appel de Poitiers réside donc en une meilleure convergence des situations, à savoir : traiter dans la même journée deux audiences successives, l’affaire pénale (les violences) et l’affaire civile (le divorce) par les mêmes magistrats.

Si ce système peut interroger sur l’impartialité du juge, Éric Corbeaux et Gwenola Joly-Coz persistent à l’époque et entament la discussion avec les bâtonniers de la cour d’appel de Poitiers. Une réussite, puisque la cour publie donc cinq « paires » d’arrêts dans la foulée, intégrant à la fois un arrêt pénal, puis un arrêt civil, lesquels s'enrichissent finalement de la connaissance du dossier père.

Le contradictoire étant assuré par le ministère public, le parquet général retrouve tout son rôle. Ce dernier assure par ailleurs la circulation des dossiers, ajoute Éric Corbeaux, qui précise que « cette expérimentation peut être reproductible ». A noter que si ces cinq paires d’arrêts ont fait pour certaines l'objet de pourvois en cassation, seule la question de l'autorité parentale a été évoquée, et non pas celle de l’impartialité.

Si les propositions de la cour d’appel de Poitiers ont eu de nombreuses répercussions et incarnent des progrès réels, l’ordonnancement juridique en matière de lutte contre les VIF demeure complexe en France, malgré la création des pôles VIF qui avaient pour mission de rapprocher les magistrats et de leur permettre des échanges d’information.

Bien qu’un certain nombre de lois aient créé des avancées, elles manquent d’un cadre de référence, et demeurent pour l’instant sans définition précise des phénomènes constatés, sans stratégie globale. Des faiblesses auxquelles la Belgique a su répondre efficacement, en faisant preuve d’ingéniosité. 

Belgique : le système action-réaction

Alexandre François, substitut du Procureur du Roi de Belgique à Liège, magistrat depuis d’une dizaine d’années au sein du parquet (dont le nombre de magistrats est deux fois supérieur au ministère public français), a fait le déplacement jusqu’à Bordeaux pour partager les bonnes pratiques d’une législation mieux ficelée que celle de la France.

A commencer par le rôle de « carrefour » que joue le ministère public belge dans la réception des informations des différents intervenants, puis dans leur transmission au juge civil. Alexandre François précise : « Si les services d'aide à la jeunesse ne sont pas obligés de nous informer systématiquement, ils doivent en revanche travailler en partenariat avec nous pour que des mesures judiciaires soient prises de protection à l'égard des enfants ».

A cet égard, si des intervenants tels que les experts psycho-sociaux sont soumis au secret professionnel, deux exceptions à la règle prévalent. La première, classique, intervient lorsque l’intégrité physique d’autrui en matière notamment de VIF permet à l’intervenant d’informer directement les services de police ou le parquet.

La seconde, novatrice, intitulée « concertation de cas », permet au procureur du roi de rassembler autour de la table tous les acteurs en lien avec l’affaire. L’objectif est double : faire en sorte que chacun d’entre eux profitent d’une image complète de la situation et adopter un « plan d’action coordonné » policière, judiciaire, mais également adapté aux domaines des interlocuteurs présents.

Affaires incluant des mineurs : le rôle central du parquet belge

A une autre échelle, les parquets sont regroupés entre différentes sections, dont la « section familiale ». L’aspect pénal et civil d’une affaire de violences intra-familiales sont traités par un même magistrat, dans un même dossier. Les affaires sont dites « communicables » au parquet, lorsque le juge familial est saisi et lorsqu’elles font intervenir des mineurs. En somme : le juge ne peut pas trancher sans avoir l’avis du procureur du roi.

« En tant que magistrat au parquet, on reçoit à chaque audience un listing des dossiers de chaque audience du tribunal de la famille. Le secrétariat se charge de sortir les antécédents et casiers judiciaires des parties » expose Alexandre François, « l’idée étant de rassembler un maximum d’informations ».

Bien que la présence du parquet (qui préciserait l’avis écrit rendu) soit plus confortable pour les parties et le juge de la famille, le ministère public ne participe pas systématiquement aux audiences, compte tenu de ses effectifs limités. Il décide lui-même de sa présence, en fonction de la sensibilité de l’affaire. Le JAF a en parallèle la possibilité de renvoyer l’affaire à une date ultérieure, où la présence du parquet sera assurée.

Le système belge se repose aussi sur des « maisons de justice » aux rôles multiples dans le cadre d’une procédure pénale. A commencer par celui d’accompagnement et d’information de la victime, « très important pour expliquer le temps de la procédure et les décisions qui sont prises ». Ces établissements officient également en tant qu’interface entre la victime et le magistrat, en lui donnant l’occasion de lui transmettre de nouveaux éléments, sans devoir passer nécessairement par un dépôt plainte.

Des lois cadre en faveur de mesures préventives

La loi belge « Stop Féminicides » a été votée à la chambre des représentants en 2023. Pour le substitut du Procureur du Roi de Belgique à Liège, « celle-ci n’a pas changé grand-chose, puisqu’elle reprend des directives de politiques criminels qui existaient déjà, en les résumant ». Elle apporte néanmoins « un package » de définitions qui n’existaient pas jusqu’alors en droit belge… sans pour autant modifier le Code pénal. Le contrôle coercitif y est défini, ainsi que les comportements coercitif et contrôlant. Dans ce contexte, c’est donc avant tout le juge civil qui y trouve un intérêt.

Dans la même veine, l’Institut d’égalité des femmes et des hommes, créé en 2002 et visant la protection et la promotion de l’égalité de genre, a émis un outil de détection du contrôle coercitif suite à la publication de la loi Stop Féminicides, « une sorte de grille à compléter en fonction d’une série de réponses ». A ce titre, l’arrêt de la cour d’appel de Mons du 27 mars 2024 adopte un positionnement inédit, puisque « le juge s’éloigne du rapport de l’expert mandaté pour privilégier sa propre analyse et ses propres critères, basés tous deux sur cette grille d’évaluation… laquelle correspond aux définitions légales du contrôle coercitif », explique Alexandre François.

En parallèle de Stop Féminicides, une autre loi relative à linterdiction temporaire de résidence (ITR) de 2012, réformée en 2019, apporte également un cadrage au système judiciaire dans le cas où « une personne majeure présente à la résidence représenterait une menace grave et immédiate pour la sécurité d'une ou de plusieurs personnes qui occuperaient la même résidence ».

Dans cette situation, le procureur du Roi peut ordonner une interdiction de résidence à l'égard de cette personne. Cette compétence exclusive du parquet saisit automatiquement le juge de la famille. A noter que la loi belge fait une différence entre « résidence » et « domicile » : typiquement, deux personnes peuvent être domiciliées à deux adresses disjointes (reprises au registre national), mais résider, même occasionnellement, au même endroit. Autre avantage de la loi ITR, elle reprend la notion de « violences domestiques », de « violences conjugales entre partenaires » mais également à l’égard des enfants.

En Espagne, les violences de genre sont distinguées

Acteur essentiel de ces regards croisés, l’Espagne, représentée au colloque de Bordeaux, a été l’un des premiers pays à vouloir se doter d’une législation efficace pour répondre aux problématiques de VIF. L’affaire Anna Orantas illustre le basculement législatif qui a suivi ce fait divers. En 1997, cette femme dénonce à la télévision les violences qu’elle a endurées de son ex-mari, pendant quarante ans. Il la tue et la brûle treize jours plus tard.

Deux « grandes lois » sont créées consécutivement à ce drame, à commencer par celle de 2004, particulière puisque genrée. L’Espagne décide officiellement de prendre des mesures contre les violences « faites aux femmes », délibérément identifiées comme telles (ce qui n’est pas le cas en France), l’immense majorité des victimes étant des femmes. Innovante, cette loi est considérée comme une « loi globale », puisqu’elle apporte une réponse civile, pénale et même sociale. Sur le sujet, la France n’en est qu’au stade de l’expérimentation, vingt ans plus tard.

La deuxième grande loi datant de 2017 est votée à l’unanimité par le parlement et compte 290 mesures contre les violences de genre. Elle affiche par ailleurs une volonté politique très affirmée puisqu’un budget d’un milliard d’euros lui est alloué.

Présente à la cour d’appel de Bordeaux le 4 avril, Esther Fernandez Arjonilla, magistrate à Pampelune, témoigne de cette organisation avant-gardiste, en comparaison avec d’autres pays membres de l’UE. Elle préside le tribunal des violences sur les femmes, dont l’intitulé laisse déjà deviner que le genre a également investi les institutions judiciaires.

A l’instar de la Belgique, la législation espagnole mêle civil et pénal. Dans le cas d’une situation de « violence de genre », la compétence, tant en matière civile que pénale, est d’abord donnée à une juridiction d’instruction spécialisée, issue de la réforme de 2004. L’affaire est ensuite orientée vers le tribunal pénal (pour connaître la suite de l’instruction) puis en appel, au sein de cours régionales.

s qu’un cas de violence de genre est signalé, l’ensemble des institutions qui interviennent dans ce domaine sont mobilisées (magistrats, avocats, services médicaux et sociaux). S’ouvre alors un délai de 72h pendant lequel le tribunal va décider d’un jugement en urgence ou de mesures de protection immédiates. D’une durée de 30 jours, celles-ci peuvent être prolongées.

La magistrate de Pampelune précise aussi qu’une distinction est faite entre « violences de genre » et « violences domestiques ». « La première est caractérisée quand elle apparait dans un couple marié ou faisant état d’une relation stable. Si la violence s’exerce sur des enfants ou deux personnes de même sexe, on parle de violences domestiques ».

Intégré tant dans la procédure pénale que civile, le magistrat ne juge pas et se charge uniquement de l’instruction. Il ordonne par ailleurs toutes les mesures d’investigation nécessaires à l’échelle civile. A noter que la loi de janvier 2025 étend depuis les compétences du tribunal de genre, qui doit désormais statuer sur les délits de traite et de violence génitale, même dans le couple. Une évolution qu’Esther Fernandez Arjonilla voit d’un mauvais œil, puisque « ses budgets ne sont pas encore votés ».

La compétence double civile et pénale plébiscitée

Le traitement conjoint des volets pénal et civil, qui interroge tant en France, permet selon la présidente du tribunal des violences sur les femmes « d’adopter des mesures de protection que ce soit pour les enfants et la victime, notamment dans les cas où le père a disparu ou n’est plus joignable ». Le juge est effectivement doté des compétences nécessaires pour prendre des décisions en matière de scolarisation des enfants, sans avoir à attendre l’accord du père.

Au-delà de ce fonctionnement judiciaire, la victime profitera toujours de l’appui et de la protection des forces de police. Face à des cas d’éventuelles violences de genre, la police civile met ainsi en place une évaluation du risque et se charge de prendre les mesures nécessaires de protection des potentielles victimes en fonction de leur situation, sachant que les mineurs sont inclus dans cette protection.

A cette étape, les systèmes de protection, cette fois au niveau social, ainsi que des aides psychologiques sont mis à disposition. « Le système appliqué est un fonctionnement de réseau, qui inclut tous les corps impliqués dans ce type de procédure » conclut la magistrate.

Du point de vue des avocats, représentés ici par Blanca Ramos Aranaz, bâtonnière du Collège des Avocats de Pampelune, la compétence double du juge, au civil et au pénal, est également accueillie avec enthousiasme. « Cela permet de résoudre très rapidement les conflits qui existent dans ce type de contentieux. Le magistrat n’est pas « contaminé », cela ne préjuge pas, en définitive, sur le fait de résoudre sur des mesures civiles. Cela n’a pas d’influence sur la partie pénale. Dans toutes ces phases, le ministère public intervient de toute façon du début à la fin ».

La bâtonnière rappelle également qu’au cours de l’instruction, le droit à la présomption d’innocence des personnes accusées demeure, alors qu’une controverse traverse actuellement l’Espagne à ce propos : « Comment faire le lien entre la présomption d’innocence, droit constitutionnel et fondamental, et toutes ces problématiques de prévention, de protection et de sécurité aux victimes mises en place ? » La question peut se poser en effet, et ce, à l’échelle de l’ensemble des pays.

Fin du colloque. Chaque pays compte ses points et il faut avouer qu’en comparaison de ses collègues espagnols et belges, la France en compte moins. Du haut de ses expérimentations, certes prometteuses, elle devrait sans doute prendre exemple sur les innovations de ses voisins frontaliers.

Laurène Secondé

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