Invités à comparer leurs solutions
internes aux problématiques des VIF à la cour d’appel de Bordeaux, plusieurs
représentants de la justice française, belge et espagnole ont pu
partager leurs bonnes pratiques. Du haut de ses expérimentations, certes
prometteuses, l’Hexagone pourrait prendre exemple sur les innovations de ses
voisins frontaliers.
Certains pays européens sont-ils plus en
avance que d’autres en matière de VIF ? C’est en tout cas le constat que
dressent magistrats, avocats, experts et acteurs de la société civile réunis à
l’occasion d’un colloque organisé par le Barreau de Bordeaux, vendredi 4 avril.
Tandis que l’Espagne et la Belgique
accordent une importance toute particulière aux mesures de protection, la
France, dont les sénateurs viennent d’effacer la notion de contrôle coercitif
de la proposition de loi sur les VSS, commence seulement à rattraper son
retard, en se basant essentiellement sur la jurisprudence innovante de la cour
d’appel de Poitiers.
La jurisprudence de Poitiers, un cap franchi
A l’initiative des bracelets
anti-rapprochement lorsqu’il était procureur à Pontoise, Éric Corbeaux (actuel
procureur général près de la cour d’appel de Bordeaux) a incarné avec Gwenola
Joly-Coz, présidente de la juridiction à l’époque, une figure incontournable de
la magistrature française en matière de lutte contre les VIF.
Les deux ont en effet mené pendant huit
ans des expérimentations concluantes à la fois en juridiction de première
instance, puis en cour d’appel, dont le cheminement ambitieux et concluant
s’est distingué à l’échelle française.
Début 2024, Gwenola Joly-Coz et Eric
Corbeaux, alors respectivement première présidente de la cour d’appel de
Poitiers et procureur général, s’appuient, dans leur réflexion sur l’évolution
de la pratique jurisprudentielle, sur la notion de contrôle coercitif qu’ils
découvrent alors. Naît l’idée pour le parquet général de constituer une
audience de dossiers caractéristiques, dans lesquels sont poursuivis des
auteurs de violences, de menaces, de harcèlement ou autres infractions figurant
dans le Code pénal.
« Nous
souhaitions mettre l’accent sur l’existence de ce système de contrôle coercitif
au cœur de ces infractions et expliquer la manière dont ce système d’oppression
était mis en place par l’homme sur la femme », explique-t-il
aujourd’hui. A ce titre, l’instruction de Gwenola Joly-Coz prend également une
tournure spécifique, puisque l’ancienne présidente de la cour d’appel de
Poitiers souhaite projeter sur écran les messages violents des agresseurs.
Suite à la délibération de la cour
d’appel de Poitiers, plusieurs arrêts sont alors rendus, et qualifient le contrôle coercitif d’infraction autonome. Depuis,
ces derniers ont été largement commentés et cette nouvelle jurisprudence a
servi de base à des jugements civils, notamment en droit de la famille.
« Il faut mettre en place une politique judiciaire, plutôt qu’une politique pénale ou de
juridiction », souligne désormais Éric
Corbeaux. Le procureur pointe également l’urgence, pour les magistrats du siège
et du parquet, de connaître et de partager les concepts liés aux VIF.
Selon lui, « certains
continuent de croire que les VIF sont un sujet très généraliste. La richesse
notionnelle à l’œuvre dans cette matière est pourtant très riche », nuance-t-il.
Et d’ajouter : « Pendant des années, nous n’avons pas su traiter
la 'victime agaçante’, main dans la main avec son agresseur, répétant à quel
point elle l’aime de nouveau et qu’il ne faut pas le condamner. Tant qu’on ne comprend pas la mémoire dissociative, ni l’emprise, ni le contrôle coercitif, on ne maitrise pas
ces mécanismes ».
Une innovation juridictionnelle à
développer
Autre avancée développée par Poitiers,
l’idée d’une temporalité différente entre la justice pénale et civile. Partant
du postulat que le pénal est traité en urgence, parfois en comparution
immédiate, et que le civil peut parfois mettre plusieurs années avant d’être
traité, une réflexion est également menée, d’autant que « des points de rencontre peuvent relancer le contrôle coercitif,
puisque les deux ex-compagnons se croisent dans la salle d'attente du JAF ou
dans celle du tribunal » ajoute le procureur général.
Au-delà de ce risque, « les décisions sont parfois non-coordonnées, en ce qui concerne
l’autorité parentale et le sort des enfants, dans des temporalité totalement
différentes et dans la méconnaissance de ce qui se trouve dans l’autre dossier ».
L’innovation de la cour d’appel de Poitiers réside donc en une meilleure
convergence des situations, à savoir : traiter dans la même journée deux
audiences successives, l’affaire pénale (les violences) et l’affaire civile (le
divorce) par les mêmes magistrats.
Si ce système peut interroger sur
l’impartialité du juge, Éric Corbeaux et Gwenola Joly-Coz persistent à l’époque
et entament la discussion avec les bâtonniers de la cour d’appel de Poitiers.
Une réussite, puisque la cour publie donc cinq « paires » d’arrêts
dans la foulée, intégrant à la fois un arrêt pénal, puis un arrêt civil, lesquels
s'enrichissent finalement de la connaissance du dossier père.
Le contradictoire étant assuré par le
ministère public, le parquet général retrouve tout son rôle. Ce dernier assure
par ailleurs la circulation des dossiers, ajoute Éric Corbeaux, qui précise que
« cette expérimentation peut être reproductible ».
A noter que si ces cinq paires d’arrêts ont fait pour certaines l'objet de
pourvois en cassation, seule la question de l'autorité parentale a été
évoquée, et non pas celle de l’impartialité.
Si les propositions de la cour d’appel de
Poitiers ont eu de nombreuses répercussions et incarnent des progrès réels,
l’ordonnancement juridique en matière de lutte contre les VIF demeure complexe
en France, malgré la création des pôles VIF qui avaient pour
mission de rapprocher les magistrats et de leur permettre des échanges
d’information.
Bien qu’un certain
nombre de lois aient créé des avancées, elles manquent d’un
cadre de référence, et demeurent pour l’instant sans définition précise des
phénomènes constatés, sans stratégie globale. Des faiblesses auxquelles la
Belgique a su répondre efficacement, en faisant preuve d’ingéniosité.
Belgique : le système action-réaction
Alexandre François, substitut du
Procureur du Roi de Belgique à Liège, magistrat depuis d’une dizaine
d’années au sein du parquet (dont le nombre de magistrats est deux fois
supérieur au ministère public français), a fait le déplacement jusqu’à Bordeaux
pour partager les bonnes pratiques d’une législation mieux ficelée que celle de
la France.
A commencer par le rôle de « carrefour » que joue le ministère public
belge dans la réception des informations des différents intervenants, puis dans
leur transmission au juge civil. Alexandre François précise : « Si les services d'aide à la jeunesse ne sont pas obligés de nous
informer systématiquement, ils doivent en revanche travailler en partenariat
avec nous pour que des mesures judiciaires soient prises de protection à l'égard
des enfants ».
A cet égard, si des intervenants tels que
les experts psycho-sociaux sont soumis au secret professionnel, deux exceptions
à la règle prévalent. La première, classique, intervient lorsque l’intégrité
physique d’autrui en matière notamment de VIF permet à l’intervenant d’informer
directement les services de police ou le parquet.
La seconde, novatrice, intitulée « concertation
de cas », permet au procureur du roi de rassembler autour de la
table tous les acteurs en lien avec l’affaire. L’objectif est double : faire en
sorte que chacun d’entre eux profitent d’une image complète de la situation et
adopter un « plan d’action coordonné » policière, judiciaire, mais
également adapté aux domaines des interlocuteurs présents.
Affaires
incluant des mineurs : le rôle central du parquet belge
A une autre échelle, les parquets sont
regroupés entre différentes sections, dont la « section familiale ».
L’aspect pénal et civil d’une affaire de violences intra-familiales sont
traités par un même magistrat, dans un même dossier. Les affaires sont dites
« communicables » au parquet, lorsque le juge familial est saisi et
lorsqu’elles font intervenir des mineurs. En somme : le juge ne peut pas
trancher sans avoir l’avis du procureur du roi.
« En tant que
magistrat au parquet, on reçoit à chaque audience un listing des dossiers de
chaque audience du tribunal de la famille. Le secrétariat se charge de sortir
les antécédents et casiers judiciaires des parties » expose
Alexandre François, « l’idée étant de rassembler un
maximum d’informations ».
Bien que la présence du parquet (qui
préciserait l’avis écrit rendu) soit plus confortable pour les parties et le
juge de la famille, le ministère public ne participe pas systématiquement aux
audiences, compte tenu de ses effectifs limités. Il décide lui-même de sa
présence, en fonction de la sensibilité de l’affaire. Le JAF a en parallèle la
possibilité de renvoyer l’affaire à une date ultérieure, où la présence du
parquet sera assurée.
Le système belge se repose aussi sur des
« maisons de justice » aux rôles multiples dans le cadre d’une
procédure pénale. A commencer par celui d’accompagnement et d’information de la
victime, « très important pour expliquer le temps de
la procédure et les décisions qui sont prises ». Ces
établissements officient également en tant qu’interface entre la victime et le
magistrat, en lui donnant l’occasion de lui transmettre de nouveaux éléments,
sans devoir passer nécessairement par un dépôt plainte.
Des lois cadre en faveur de mesures
préventives
La loi belge « Stop
Féminicides » a été votée à la chambre des représentants en 2023. Pour le
substitut du Procureur du Roi de Belgique à Liège, « celle-ci n’a pas changé grand-chose,
puisqu’elle reprend des directives de politiques criminels qui existaient déjà,
en les résumant ». Elle apporte néanmoins « un package » de définitions qui n’existaient pas
jusqu’alors en droit belge… sans pour autant modifier le Code pénal. Le
contrôle coercitif y est défini, ainsi que les comportements coercitif et
contrôlant. Dans ce contexte, c’est donc avant tout le juge civil qui y trouve
un intérêt.
Dans la même veine, l’Institut d’égalité
des femmes et des hommes, créé en 2002 et visant la protection et la promotion
de l’égalité de genre, a émis un outil de détection du contrôle coercitif suite
à la publication de la loi Stop Féminicides, « une
sorte de grille à compléter en fonction d’une série de réponses ».
A ce titre, l’arrêt de la cour d’appel de Mons du 27 mars 2024 adopte un
positionnement inédit, puisque « le juge s’éloigne du
rapport de l’expert mandaté pour privilégier sa propre analyse et ses propres
critères, basés tous deux sur cette grille d’évaluation… laquelle correspond
aux définitions légales du contrôle coercitif », explique Alexandre
François.
En parallèle de Stop
Féminicides, une autre loi relative à l’interdiction
temporaire de résidence (ITR) de 2012, réformée en 2019, apporte également un
cadrage au système judiciaire dans le cas où « une personne majeure
présente à la résidence représenterait une menace grave et immédiate pour la sécurité
d'une ou de plusieurs personnes qui occuperaient la même résidence ».
Dans cette situation, le procureur du Roi
peut ordonner une interdiction de résidence à l'égard de cette personne. Cette
compétence exclusive du parquet saisit automatiquement le juge de la famille. A
noter que la loi belge fait une différence entre « résidence » et
« domicile » : typiquement, deux personnes peuvent être domiciliées à
deux adresses disjointes (reprises au registre national), mais résider, même
occasionnellement, au même endroit. Autre avantage de la loi ITR, elle reprend
la notion de « violences domestiques », de « violences
conjugales entre partenaires » mais également à l’égard des enfants.
En Espagne, les violences de genre sont
distinguées
Acteur essentiel de ces regards croisés,
l’Espagne, représentée au colloque de Bordeaux, a été l’un des premiers pays à
vouloir se doter d’une législation efficace pour répondre aux problématiques de
VIF. L’affaire Anna Orantas illustre le basculement législatif qui a suivi ce
fait divers. En 1997, cette femme dénonce à la télévision les violences qu’elle
a endurées de son ex-mari, pendant quarante ans. Il la tue et la brûle treize
jours plus tard.
Deux « grandes lois » sont créées
consécutivement à ce drame, à commencer par celle de 2004, particulière puisque
genrée. L’Espagne décide officiellement de prendre des mesures contre les
violences « faites aux femmes », délibérément identifiées comme
telles (ce qui n’est pas le cas en France), l’immense majorité des victimes
étant des femmes. Innovante, cette loi est considérée comme une « loi
globale », puisqu’elle apporte une réponse civile, pénale et même sociale.
Sur le sujet, la France n’en est qu’au stade de l’expérimentation, vingt ans
plus tard.
La deuxième grande loi datant de 2017 est
votée à l’unanimité par le parlement et compte 290 mesures contre les violences
de genre. Elle affiche par ailleurs une volonté politique très affirmée
puisqu’un budget d’un milliard d’euros lui est alloué.
Présente à la cour d’appel de Bordeaux le
4 avril, Esther Fernandez Arjonilla, magistrate à Pampelune, témoigne de cette
organisation avant-gardiste, en comparaison avec d’autres pays membres de l’UE.
Elle préside le tribunal des violences sur les femmes, dont l’intitulé laisse
déjà deviner que le genre a également investi les institutions judiciaires.
A l’instar de la Belgique, la législation
espagnole mêle civil et pénal. Dans le cas d’une situation de « violence
de genre », la compétence, tant en matière civile que pénale, est d’abord
donnée à une juridiction d’instruction spécialisée, issue de la réforme de
2004. L’affaire est ensuite orientée vers le tribunal pénal (pour connaître la
suite de l’instruction) puis en appel, au sein de cours régionales.
Dès qu’un
cas de violence de genre est signalé, l’ensemble des institutions qui
interviennent dans ce domaine sont mobilisées (magistrats, avocats, services
médicaux et sociaux). S’ouvre alors un délai
de 72h pendant lequel le tribunal va décider d’un jugement en urgence ou de
mesures de protection immédiates. D’une durée de 30 jours, celles-ci peuvent
être prolongées.
La magistrate de
Pampelune précise aussi qu’une distinction est faite entre « violences
de genre » et « violences domestiques ». « La
première est caractérisée quand elle apparait dans un couple marié ou faisant
état d’une relation stable. Si la violence s’exerce sur des enfants ou deux
personnes de même sexe, on parle de violences domestiques ».
Intégré tant dans la
procédure pénale que civile, le magistrat ne juge pas et se charge uniquement
de l’instruction. Il ordonne par ailleurs toutes les mesures d’investigation
nécessaires à l’échelle civile. A noter que la loi de janvier 2025 étend depuis
les compétences du tribunal de genre, qui doit désormais statuer sur les délits
de traite et de violence génitale, même dans le couple. Une évolution qu’Esther
Fernandez Arjonilla voit d’un mauvais œil, puisque « ses budgets ne
sont pas encore votés ».
La compétence double
civile et pénale plébiscitée
Le traitement conjoint
des volets pénal et civil, qui interroge tant en France, permet selon la
présidente du tribunal des violences sur les femmes « d’adopter des
mesures de protection que ce soit pour les enfants et la victime, notamment
dans les cas où le père a disparu ou n’est plus joignable ». Le juge
est effectivement doté des compétences
nécessaires pour prendre des décisions en matière de scolarisation
des enfants, sans avoir à attendre l’accord du père.
Au-delà de ce
fonctionnement judiciaire, la victime profitera toujours de l’appui et de la
protection des forces de police. Face à des cas d’éventuelles violences de
genre, la police civile met ainsi en place une évaluation du risque et se
charge de prendre les mesures nécessaires de protection des potentielles
victimes en fonction de leur situation, sachant que les mineurs sont inclus
dans cette protection.
A cette étape, les
systèmes de protection, cette fois au niveau social, ainsi que des aides
psychologiques sont mis à disposition. « Le système appliqué est un
fonctionnement de réseau, qui inclut tous les corps impliqués dans ce type de
procédure » conclut la magistrate.
Du point de vue des
avocats, représentés ici par Blanca Ramos Aranaz, bâtonnière du Collège des Avocats de
Pampelune, la compétence double du juge, au civil et au
pénal, est également accueillie avec enthousiasme. « Cela
permet de résoudre très rapidement les conflits qui existent dans ce type de
contentieux. Le magistrat n’est pas « contaminé », cela ne préjuge
pas, en définitive, sur le fait de résoudre sur des mesures civiles. Cela n’a
pas d’influence sur la partie pénale. Dans toutes ces phases, le ministère
public intervient de toute façon du début à la fin ».
La bâtonnière rappelle
également qu’au cours de l’instruction, le droit à la présomption d’innocence
des personnes accusées demeure, alors qu’une controverse traverse actuellement
l’Espagne à ce propos : « Comment faire le lien entre la présomption d’innocence,
droit constitutionnel et fondamental, et toutes ces problématiques de prévention,
de protection et de sécurité aux victimes mises en place ? »
La question peut se poser en effet, et ce, à l’échelle de l’ensemble des pays.
Fin du colloque. Chaque pays compte ses
points et il faut avouer qu’en comparaison de ses collègues espagnols et
belges, la France en compte moins. Du haut de ses expérimentations, certes
prometteuses, elle devrait sans doute prendre exemple sur les innovations de
ses voisins frontaliers.
Laurène
Secondé