CULTURE

EMPREINTES D'HISTOIRE. Comment sont nés les P'tits Poulbots ?

EMPREINTES D'HISTOIRE. Comment sont nés les P'tits Poulbots ?
Dessins de Poulbot (1910) sur céramique dans un hall d'immeuble à Montmartre. (c) Étienne Madranges
Publié le 20/04/2025 à 07:00

La semaine dernière, notre chroniqueur nous emmenait à Paris sur la Butte Montmartre dans l’atelier de Suzanne Valadon et de son fils Maurice Utrillo. Il nous fait rester ici sur la célèbre Butte à la découverte de celui qui croqua avec talent les figures enfantines du Montmartre des années folles, captant l’âme de Paris à travers la misère et l’insouciance mais aussi la joie de vivre des enfants du nord de la capitale dont il fut le bienfaiteur.

Il a passé sa vie à dessiner des enfants, à leur venir en aide, à leur donner ici ou là une piécette pour acheter des bonbons, à organiser des fêtes de Noël pour les mômes défavorisés en mobilisant ses amis artistes.

Il fut le bienfaiteur des gamins nécessiteux de Montmartre. Il éleva sa nièce orpheline, Zozo Poulbot, qu’il adopta. Il créa en 1913 « Nénette et Rintintin », des poupées fétiches et porte-bonheur utilisées par les soldats pendant la Première Guerre mondiale.

Figure emblématique d’un Paris des années folles et de la Belle époque, Francisque Poulbot, né en 1879, a trouvé son inspiration dans la bohème d’un quartier où le vent faisait tourner les ailes des moulins surplombant des ateliers d’artistes et dans les rues pavées d’un maquis où des gosses erraient, s’encanaillaient, jouaient, se chamaillaient, rêvaient.

L’éveil d’un dessinateur de presse avec le Fort Chabrol

Âgé de 16 ans, Poulbot, alors lycéen, participe à son premier concours de dessin avec succès. A 20 ans, sûr de son coup de crayon et encouragé par des proches, il commence à publier dans la presse.

En août 1899, tandis que le gouvernement Waldeck-Rousseau craint des émeutes et souhaite engager des poursuites contre Paul Déroulède et les dirigeants des ligues nationalistes, le président de la « Ligue antisémitique de France », Jules Guérin, qui dirige l’hebdomadaire « L’Antijuif », se réfugie et se barricade avec des insurgés dans un immeuble de la rue Chabrol à Paris afin d’échapper à un mandat d’amener.

Des amis arrivent à lui faire parvenir des vivres et à le ravitailler.

Des bagarres éclatent à proximité de ce que la presse finit par appeler le « Fort Chabrol ». En septembre 1899, après 38 jours de siège, les insurgés finissent par se rendre. Jules Guérin est condamné à 10 années de détention.

Pendant toute l’affaire, le jeune Francisque Poulbot devenu reporter et dessinateur de presse illustre les scènes du siège dans le journal « Le Petit Bleu de Paris ».


Reportage sur le « Fort Chabrol » par dessins de presse de Poulbot dans « Le Petit Bleu de Paris » en août 1899. © DR

Soupçonné cependant (à tort) de complicité avec les « antisémites », Poulbot est arrêté alors qu’il se trouve sur un échafaudage à proximité de l’immeuble assiégé pour approcher au plus près les protagonistes du « Fort Chabrol » afin de réaliser ses dessins. On redoute qu’il ne participe à un complot pour atteinte à la sûreté intérieure de l’État et qu’il ne soit le complice de Guérin. Il est conduit au poste. Mais il est rapidement mis hors de cause et libéré.

Douze ans plus tard, le talentueux dessinateur se retrouve une nouvelle fois confronté à la justice.

Un procès pour une première cigarette à l’initiative du « Père-la-Pudeur »

En 1911, Francisque Poulbot réalise une affiche intitulée « La première cigarette » représentant un gamin des rues qui allume une cigarette à l’abri d’une jupe amplement soulevée par une fillette ne portant pas de sous-vêtement. Cette affiche, visible, est mise en vente chez les marchands de journaux et dans de nombreux kiosques.

Le sénateur René Béranger, surnommé « Le Père-la-Pudeur », bondit et demande des poursuites.

René Béranger, né en 1830, commence sa carrière comme avocat. Il devient magistrat à Lyon où il exerce les fonctions d’avocat général en 1870. Parlementaire puis ministre, il participe à la modernisation de la législation pénale par l’introduction dans le droit de la libération conditionnelle et du sursis. Sa pruderie excessive suscite l’ironie des chansonniers. Il lutte contre la prostitution et dirige des campagnes pour le respect des bonnes mœurs, ce qui lui vaut le sobriquet de « Père-la-Pudeur ». Il fait engager des poursuites contre les artistes qui produisent des spectacles un peu « osés ».

Poulbot est convoqué chez le juge d’instruction Louis Boucard (qui se rendra célèbre quelques années plus tard en instruisant l’affaire Caillaux et finira conseiller à la Cour de cassation) qui l’inculpe d’outrage aux bonnes mœurs sur le fondement de l’article 1er de la loi du 2 août 1882 qui énonce : « Sera puni d’un emprisonnement d’un mois à deux ans et d’une amende de 100 à 5000 francs quiconque aura commis le délit d’outrage aux bonnes meurs par la vente ou la mise en vente, l’exposition, l’affichage dans les lieux publics d’écrits… d’affiches, dessins…ou images obscènes contraires aux bonnes mœurs ».

Le magistrat, porteur d’une barbichette et de fines lunettes, plutôt sévère d’aspect, est connu pour sa rigueur.


A gauche l’affiche intitulée « La première cigarette » qui entraîna l’inculpation pour outrage aux bonnes mœurs de Francisque Poulbot, lequel bénéficia cependant d’un non-lieu ; deux affiches de l’artiste exposées au musée de Montmartre. © Étienne Madranges

La presse prend parti pour le dessinateur. Le caricaturiste et polémiste Adolphe Léon Willette, qui a illustré Victor Hugo et qui a participé à la création du cabaret « Le Chat noir », ami de Toulouse-Lautrec, de Pissaro et de Van Gogh, prend la plume : « Ainsi notre Poulbot est poursuivi pour attentat à la morale ! On veut déférer aux tribunaux cet artiste exquis, si bon qu'il me fait plutôt penser à Saint Vincent de Paul qu'au marquis de Sade ».

Poulbot bénéficie finalement d’un non-lieu.

Le journal « Le Sourire » offre un grand banquet pour fêter ce non-lieu considéré comme une victoire face au « moralisme bigot ».

Les P’tits Poulbots ou l’antonomase de la Butte

L’antonomase est une figure de style assez répandue dans la langue française. Elle consiste à utiliser un nom propre comme nom commun. Certains préfèrent ainsi évoquer un Frigidaire plutôt qu’un réfrigérateur, utiliser du Sopalin plutôt que du papier absorbant. Tartuffe, Don Quichotte, Apollon, Poubelle, Kleenex, Gavroche, Cassandre, pointe Bic ou encore Tupperware sont des antonomases courantes.

Francisque Poulbot a lui aussi offert, de son vivant qui plus est, son patronyme au langage courant.

Il a dessiné, esquissé, colorié des mômes rêveurs, des gavroches tourmentés, des garnements attachants, des loupiots naïfs, des galopins frondeurs, des moutards en guenilles, des enfants à l’innocence cabossée, des marmots espiègles, des « chiards » à la main leste, des gamins des rues paumés, des petites canailles au yeux pétillants, des gosses aux fossettes riantes, des chenapans braillards et d’autres débraillés, des garçonnets ramassant leurs billes, des orphelins jouant aux dés, des fillettes avec un petit panier à la main.


A gauche Francisque Poulbot (image entièrement générée par l’IA) ; au centre une fresque de Poulbot reproduite sur céramique dans l’entrée d’un immeuble de Montmartre ; à droite, un rappel de l’œuvre de l’artiste en haut de la façade de la demeure où a vécu Poulbot jusqu’à sa mort en 1946. © Étienne Madranges

Ce faisant, il a fini par créer une ribambelle de P’tits Poulbots bien réels, bien vivants, qui se succèdent de génération en génération, en papier comme en chair, désormais costumés et battant tambour, sur la butte montmartroise, septentrion d’une capitale effervescente, cœur excentré mais sacré sur une colline au Sacré-Cœur.

Un dispensaire remplace un poulailler, une vigne s’implante sur un terrain vague

En 1921, Poulbot crée avec trois autres dessinateurs et peintres la « République de Montmartre » (qui existe toujours), qui se dote d’un hymne composé par Lucien Boyer et d’une devise : « Faire le bien dans la joie ». Il oriente cette nouvelle structure à vocation artistique vers des actions philanthropiques en faveur de l’enfance déshéritée.

Poulbot a en effet des préoccupations sociales. Ému et choqué par l’absence d’une bonne couverture sanitaire pour les petits poulbots, il cherche un local pour créer un dispensaire. Il fait appel à son ami Arthur Delcroix qui possède le restaurant « La Pomponnette » que celui-ci a créé rue Lepic en 1909 (une pomponnette est à l’époque un verre à vin sans pied).

« Le Père Arthur » lui offre son poulailler situé à l’arrière de l’établissement. La première pierre est posée le 16 mai 1923 par le caricaturiste Willette, ami de Poulbot. Il fonctionnera pendant 13 ans avant de disparaitre faute de moyens sous le Front Populaire, alors que 1500 consultations y étaient données gratuitement chaque jour par des praticiens bénévoles.

Poulbot lutte en outre de toutes ses forces pour éviter que les derniers terrains vagues de Montmartre ne soient lotis. C’est ainsi qu’une vigne est plantée malgré l’orientation au nord peu propice à l’ensoleillement.


La vigne et les P’tits Poulbots de Montmartre à Paris lors du ban des vendanges en octobre 2024 ; A droite un article du journal « Le Matin » du 30 septembre 1940 évoquant les vendanges par les Poulbots. © Étienne Madranges

La vigne de Montmartre, avec ses 30 cépages, existe toujours et est vendangée tous les ans lors d’une fête rassemblant les élus, les confréries, les habitants et… les P’tits Poulbots battant tambour !

Un procès pour une simple légende

Si Poulbot est généreux avec les enfants, s’il joue de l’orgue de barbarie pour animer les rues, s’il préside des concours de bébés, s’il anime des festivités variées, il est intransigeant avec les adultes, surtout ceux qui exploitent ses œuvres.

Le journal « Le Gaulois » du 9 mars 1923 relate un procès peu banal dans lequel Poulbot, estimant ses droits de propriété violés, poursuit le journal « L’Humanité » qui a utilisé l’un de ses dessins en modifiant la légende : « Poulbot, père spirituel autant que spirituel père des inoubliables gosses de Montmartre, plaidait hier, une cause particulièrement intéressante pour tous les dessinateurs. En 1911, Poulbot avait cédé à un journal du matin le droit de reproduction d’un dessin portant comme légende : Travailleurs, unissez-vous… Aux petits prolétaires, l’avenir appartient ». Or, en 1922, le journal reproduisait le même dessin, mais avec cette légende nouvelle : Unissons-nous contre la guerre. Si chaque journal, expliquait le brillant dessinateur, à qui, dans ma vie, j’ai cédé le droit d’imprimer un jour un dessin, pouvait user du droit de le reproduire indéfiniment, ma production ancienne suffirait et je n’aurais plus qu’à poser mes crayons et mourir de faim… Le tribunal n’en a pas moins estimé que la cession d’un dessin à un journal comporte un droit sans réserve et indéfini de reproduction. Toutefois il retient à la charge du journal le fait d’avoir changé la légende et ainsi déformé la pensée de l’auteur. Ce pourquoi il le condamne à 100 francs d’amende et 1000 francs de dommages-intérêts. ».

Une école rebaptisée…

Tandis que des artistes amateurs interpellant le touriste autour de la place du Tertre perpétuent le souvenir des poulbots avec plus ou moins de talent, le 6 février 2025, l’école Lepic de la rue Lepic à Paris sur la Butte Montmartre est rebaptisée en « École Francisque Poulbot » au son des tambours des P’tits Poulbots.

La mairie de Paris cherche ainsi à honorer celui qui a décrit la détresse des enfants des rues et agi pour leur bien-être, ne cessant de les croquer et légender « pour mieux en faire les sujets principaux de sa carrière d’artiste et d’humaniste », rappelant par ailleurs que l’artiste très populaire était un grand patriote lors de la Première Guerre mondiale et qu’il avait combattu l’occupant pendant la Seconde guerre mondiale.

Poulbot, observateur lucide et attendri, a façonné d’une certaine manière et d’un coup de crayon sans doute guidé par les anges un Paris éternel, où des enfants de papier, quintessence d’un Montmartre délicieusement simple, continuent à gambader dans la conscience collective. Pour toujours. Dans un halo de candeur et de gouaille.

Les traits agiles, les sourires mutins et les mines chiffonnées de ce poète des pavés suscitant l’enchantement nous font entrer dans une légende de tendresse immortelle.

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 253

 

10 empreintes d’histoire précédentes :

Comment sont nés les P'tits Poulbots ? ;
Pourquoi le peintre Utrillo, incarcéré à la Santé, n'a-t-il pas été condamné ? ;

• Fallait-il autoriser la réédition de "Mein kampf" ;

• Pourquoi les visiteurs de certains palais de justice demeurent-ils parfois médusés ;
• Pourquoi des religieuses ayant fait un voeu surveillaient-elles des braqueuses ayant parfois fait des aveux ? ;

• Des fleurines au boccage, de l'Olympe à l'île de Sapho, pourquoi le produit de la traite laitière suscite-t-il autant d'attrait... parfois judiciaire ? ;
• Trouve-t-on encore la Tempérance dans nos tribunaux ? ;
• Quel prix Nobel fut douloureusement confronté à la justice ? ;
• Pourquoi l'écrivain Jean Genêt, incarcéré à Fresnes, se sert-il du pénitencier de Fontevraud dans son univers littéraire ? ;
• Pourquoi l'Archange Michel est-il un symbole religieux dont les juges peuvent interdire l'exposition sur le domaine public ? ;



0 commentaire
Poster

Nos derniers articles