La semaine dernière, notre
chroniqueur nous emmenait à Paris sur la Butte Montmartre dans l’atelier de
Suzanne Valadon et de son fils Maurice Utrillo. Il nous fait rester ici sur la
célèbre Butte à la découverte de celui qui croqua avec talent les figures
enfantines du Montmartre des années folles, captant l’âme de Paris à travers la
misère et l’insouciance mais aussi la joie de vivre des enfants du nord de la
capitale dont il fut le bienfaiteur.
Il a passé sa vie à dessiner
des enfants, à leur venir en aide, à leur donner ici ou là une piécette pour
acheter des bonbons, à organiser des fêtes de Noël pour les mômes défavorisés
en mobilisant ses amis artistes.
Il fut le bienfaiteur des
gamins nécessiteux de Montmartre. Il éleva sa nièce orpheline, Zozo Poulbot,
qu’il adopta. Il créa en 1913 « Nénette et Rintintin », des
poupées fétiches et porte-bonheur utilisées par les soldats pendant la Première
Guerre mondiale.
Figure emblématique d’un
Paris des années folles et de la Belle époque, Francisque Poulbot, né en 1879,
a trouvé son inspiration dans la bohème d’un quartier où le vent faisait
tourner les ailes des moulins surplombant des ateliers d’artistes et dans les rues
pavées d’un maquis où des gosses erraient, s’encanaillaient, jouaient, se
chamaillaient, rêvaient.
L’éveil d’un dessinateur de
presse avec le Fort Chabrol
Âgé de 16 ans, Poulbot, alors
lycéen, participe à son premier concours de dessin avec succès. A 20 ans, sûr
de son coup de crayon et encouragé par des proches, il commence à publier dans
la presse.
En août 1899, tandis que le
gouvernement Waldeck-Rousseau craint des émeutes et souhaite engager des
poursuites contre Paul Déroulède et les dirigeants des ligues nationalistes, le
président de la « Ligue antisémitique de France », Jules
Guérin, qui dirige l’hebdomadaire « L’Antijuif », se réfugie
et se barricade avec des insurgés dans un immeuble de la rue Chabrol à Paris
afin d’échapper à un mandat d’amener.
Des amis arrivent à lui faire
parvenir des vivres et à le ravitailler.
Des bagarres éclatent à
proximité de ce que la presse finit par appeler le « Fort Chabrol ».
En septembre 1899, après 38 jours de siège, les insurgés finissent par se
rendre. Jules Guérin est condamné à 10 années de détention.
Pendant toute l’affaire, le
jeune Francisque Poulbot devenu reporter et dessinateur de presse illustre les
scènes du siège dans le journal « Le Petit Bleu de Paris ».

Reportage sur le « Fort Chabrol » par dessins de presse de Poulbot
dans « Le Petit Bleu de Paris » en août 1899. © DR
Soupçonné cependant (à tort)
de complicité avec les « antisémites », Poulbot est arrêté
alors qu’il se trouve sur un échafaudage à proximité de l’immeuble assiégé pour
approcher au plus près les protagonistes du « Fort Chabrol »
afin de réaliser ses dessins. On redoute qu’il ne participe à un complot pour atteinte
à la sûreté intérieure de l’État et qu’il ne soit le complice de Guérin. Il est
conduit au poste. Mais il est rapidement mis hors de cause et libéré.
Douze ans plus tard, le
talentueux dessinateur se retrouve une nouvelle fois confronté à la justice.
Un procès pour une première
cigarette à l’initiative du « Père-la-Pudeur »
En 1911, Francisque Poulbot
réalise une affiche intitulée « La première cigarette »
représentant un gamin des rues qui allume une cigarette à l’abri d’une jupe
amplement soulevée par une fillette ne portant pas de sous-vêtement. Cette
affiche, visible, est mise en vente chez les marchands de journaux et dans de
nombreux kiosques.
Le sénateur René Béranger,
surnommé « Le Père-la-Pudeur », bondit et demande des poursuites.
René Béranger, né en 1830,
commence sa carrière comme avocat. Il devient magistrat à Lyon où il exerce les
fonctions d’avocat général en 1870. Parlementaire puis ministre, il participe à
la modernisation de la législation pénale par l’introduction dans le droit de
la libération conditionnelle et du sursis. Sa pruderie excessive suscite
l’ironie des chansonniers. Il lutte contre la prostitution et dirige des
campagnes pour le respect des bonnes mœurs, ce qui lui vaut le sobriquet de
« Père-la-Pudeur ». Il fait engager des poursuites contre les
artistes qui produisent des spectacles un peu « osés ».
Poulbot est convoqué chez le
juge d’instruction Louis Boucard (qui se rendra célèbre quelques années plus
tard en instruisant l’affaire Caillaux et finira conseiller à la Cour de
cassation) qui l’inculpe d’outrage aux bonnes mœurs sur le fondement de
l’article 1er de la loi du 2 août 1882 qui énonce : « Sera
puni d’un emprisonnement d’un mois à deux ans et d’une amende de 100 à 5000
francs quiconque aura commis le délit d’outrage aux bonnes meurs par la vente
ou la mise en vente, l’exposition, l’affichage dans les lieux publics d’écrits…
d’affiches, dessins…ou images obscènes contraires aux bonnes mœurs ».
Le magistrat, porteur d’une
barbichette et de fines lunettes, plutôt sévère d’aspect, est connu pour sa
rigueur.

A gauche l’affiche intitulée « La première cigarette » qui entraîna
l’inculpation pour outrage aux bonnes mœurs de Francisque Poulbot, lequel
bénéficia cependant d’un non-lieu ; deux affiches de l’artiste exposées au
musée de Montmartre. © Étienne Madranges
La presse prend parti pour le
dessinateur. Le caricaturiste et polémiste Adolphe Léon Willette, qui a
illustré Victor Hugo et qui a participé à la création du cabaret « Le
Chat noir », ami de Toulouse-Lautrec, de Pissaro et de Van Gogh, prend
la plume : « Ainsi notre Poulbot est poursuivi pour attentat à la
morale ! On veut déférer aux tribunaux cet artiste exquis, si bon qu'il me fait
plutôt penser à Saint Vincent de Paul qu'au marquis de Sade ».
Poulbot bénéficie finalement
d’un non-lieu.
Le journal « Le
Sourire » offre un grand banquet pour fêter ce non-lieu considéré
comme une victoire face au « moralisme bigot ».
Les P’tits Poulbots ou l’antonomase
de la Butte
L’antonomase est une figure
de style assez répandue dans la langue française. Elle consiste à utiliser un
nom propre comme nom commun. Certains préfèrent ainsi évoquer un Frigidaire
plutôt qu’un réfrigérateur, utiliser du Sopalin plutôt que du papier absorbant.
Tartuffe, Don Quichotte, Apollon, Poubelle, Kleenex, Gavroche, Cassandre,
pointe Bic ou encore Tupperware sont des antonomases courantes.
Francisque Poulbot a lui
aussi offert, de son vivant qui plus est, son patronyme au langage courant.
Il a dessiné, esquissé,
colorié des mômes rêveurs, des gavroches tourmentés, des garnements attachants,
des loupiots naïfs, des galopins frondeurs, des moutards en guenilles, des
enfants à l’innocence cabossée, des marmots espiègles, des
« chiards » à la main leste, des gamins des rues paumés, des petites
canailles au yeux pétillants, des gosses aux fossettes riantes, des chenapans
braillards et d’autres débraillés, des garçonnets ramassant leurs billes, des
orphelins jouant aux dés, des fillettes avec un petit panier à la main.

A gauche Francisque Poulbot (image entièrement générée par l’IA) ; au
centre une fresque de Poulbot reproduite sur céramique dans l’entrée d’un
immeuble de Montmartre ; à droite, un rappel de l’œuvre de l’artiste en
haut de la façade de la demeure où a vécu Poulbot jusqu’à sa mort en 1946. © Étienne
Madranges
Ce faisant, il a fini par
créer une ribambelle de P’tits Poulbots bien réels, bien vivants, qui se
succèdent de génération en génération, en papier comme en chair, désormais
costumés et battant tambour, sur la butte montmartroise, septentrion d’une
capitale effervescente, cœur excentré mais sacré sur une colline au Sacré-Cœur.
Un dispensaire remplace un
poulailler, une vigne s’implante sur un terrain vague
En 1921, Poulbot crée avec
trois autres dessinateurs et peintres la « République de Montmartre »
(qui existe toujours), qui se dote d’un hymne composé par Lucien Boyer et d’une
devise : « Faire le bien dans la joie ». Il oriente cette
nouvelle structure à vocation artistique vers des actions philanthropiques en
faveur de l’enfance déshéritée.
Poulbot a en effet des
préoccupations sociales. Ému et choqué par l’absence d’une bonne couverture
sanitaire pour les petits poulbots, il cherche un local pour créer un
dispensaire. Il fait appel à son ami Arthur Delcroix qui possède le restaurant
« La Pomponnette » que celui-ci a créé rue Lepic en 1909 (une
pomponnette est à l’époque un verre à vin sans pied).
« Le Père Arthur »
lui offre son poulailler situé à l’arrière de l’établissement. La première
pierre est posée le 16 mai 1923 par le caricaturiste Willette, ami de Poulbot.
Il fonctionnera pendant 13 ans avant de disparaitre faute de moyens sous le
Front Populaire, alors que 1500 consultations y étaient données gratuitement
chaque jour par des praticiens bénévoles.
Poulbot lutte en outre de
toutes ses forces pour éviter que les derniers terrains vagues de Montmartre ne
soient lotis. C’est ainsi qu’une vigne est plantée malgré l’orientation au nord
peu propice à l’ensoleillement.

La vigne et les P’tits Poulbots de Montmartre à Paris lors du ban des vendanges
en octobre 2024 ; A droite un article du journal « Le Matin » du
30 septembre 1940 évoquant les vendanges par les Poulbots. © Étienne Madranges
La vigne de Montmartre, avec
ses 30 cépages, existe toujours et est vendangée tous les ans lors d’une fête
rassemblant les élus, les confréries, les habitants et… les P’tits Poulbots
battant tambour !
Un procès pour une simple
légende
Si Poulbot est généreux avec
les enfants, s’il joue de l’orgue de barbarie pour animer les rues, s’il
préside des concours de bébés, s’il anime des festivités variées, il est
intransigeant avec les adultes, surtout ceux qui exploitent ses œuvres.
Le journal « Le
Gaulois » du 9 mars 1923 relate un procès peu banal dans lequel
Poulbot, estimant ses droits de propriété violés, poursuit le journal « L’Humanité »
qui a utilisé l’un de ses dessins en modifiant la légende : « Poulbot,
père spirituel autant que spirituel père des inoubliables gosses de Montmartre,
plaidait hier, une cause particulièrement intéressante pour tous les
dessinateurs. En 1911, Poulbot avait cédé à un journal du matin le droit de
reproduction d’un dessin portant comme légende : Travailleurs,
unissez-vous… Aux petits prolétaires, l’avenir appartient ». Or, en 1922,
le journal reproduisait le même dessin, mais avec cette légende nouvelle :
Unissons-nous contre la guerre. Si chaque journal, expliquait le brillant
dessinateur, à qui, dans ma vie, j’ai cédé le droit d’imprimer un jour un
dessin, pouvait user du droit de le reproduire indéfiniment, ma production
ancienne suffirait et je n’aurais plus qu’à poser mes crayons et mourir de faim…
Le tribunal n’en a pas moins estimé que la cession d’un dessin à un journal
comporte un droit sans réserve et indéfini de reproduction. Toutefois il
retient à la charge du journal le fait d’avoir changé la légende et ainsi
déformé la pensée de l’auteur. Ce pourquoi il le condamne à 100 francs d’amende
et 1000 francs de dommages-intérêts. ».
Une école rebaptisée…
Tandis que des artistes
amateurs interpellant le touriste autour de la place du Tertre perpétuent le
souvenir des poulbots avec plus ou moins de talent, le 6 février 2025, l’école
Lepic de la rue Lepic à Paris sur la Butte Montmartre est rebaptisée en « École
Francisque Poulbot » au son des tambours des P’tits Poulbots.
La mairie de Paris cherche
ainsi à honorer celui qui a décrit la détresse des enfants des rues et agi pour
leur bien-être, ne cessant de les croquer et légender « pour mieux en
faire les sujets principaux de sa carrière d’artiste et d’humaniste »,
rappelant par ailleurs que l’artiste très populaire était un grand patriote
lors de la Première Guerre mondiale et qu’il avait combattu l’occupant pendant
la Seconde guerre mondiale.
Poulbot, observateur lucide
et attendri, a façonné d’une certaine manière et d’un coup de crayon sans doute
guidé par les anges un Paris éternel, où des enfants de papier, quintessence
d’un Montmartre délicieusement simple, continuent à gambader dans la conscience
collective. Pour toujours. Dans un halo de candeur et de gouaille.
Les traits agiles, les
sourires mutins et les mines chiffonnées de ce poète des pavés suscitant
l’enchantement nous font entrer dans une légende de tendresse immortelle.
Étienne
Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 253
10 empreintes d’histoire précédentes :
• Comment sont nés les P'tits Poulbots ? ;
• Pourquoi le peintre Utrillo, incarcéré à la Santé, n'a-t-il pas été condamné ? ;
• Fallait-il autoriser la réédition de "Mein kampf" ;
• Pourquoi les visiteurs de certains palais de justice demeurent-ils parfois médusés ;
• Pourquoi des religieuses ayant fait un voeu surveillaient-elles des braqueuses ayant parfois fait des aveux ? ;
• Des
fleurines au boccage, de l'Olympe à l'île de Sapho, pourquoi le produit
de la traite laitière suscite-t-il autant d'attrait... parfois
judiciaire ? ;
• Trouve-t-on encore la Tempérance dans nos tribunaux ? ;
• Quel prix Nobel fut douloureusement confronté à la justice ? ;
• Pourquoi l'écrivain Jean Genêt, incarcéré à Fresnes, se sert-il du pénitencier de Fontevraud dans son univers littéraire ? ;
• Pourquoi l'Archange Michel est-il un symbole religieux dont les juges peuvent interdire l'exposition sur le domaine public ? ;