Si
l’arsenal législatif semble étoffé et conséquent, l’administration reste
confrontée à la réalité du terrain pour s’attaquer à la problématique du
travail dissimulé qui représente environ 2 % de l’assiette cotisable en France,
et un manque à gagner pour les caisses de l’Etat. Difficultés de recouvrement,
développement des plateformes… de nombreux défis restent à surmonter.
Dissimulation d'heures de
travail, prêt illicite de main-d'œuvre, faux statuts qui excluent les
travailleurs des dispositions protectrices du Code du travail… « Le
travail illégal sous toutes ses formes est un phénomène d'ampleur »,
rappelle Anouk Lavaure, directrice générale adjointe de la Direction générale
du travail, en préambule de la table-ronde organisée au Sénat ce 2 avril sur le
coût pour la société du travail illégal.
Dans son rapport 2023, la MICAF,
Mission interministérielle de coordination anti-fraude, évalue à plus de 6
milliards le montant des fraudes détectées en matière fiscale, douanière et
sociale, dont 1,2 milliard sur les cotisations sociales. Infraction la plus
couramment constatée : le travail dissimulé qui concerne plus de 60 % des
interventions de l’Inspection du travail et un taux de fraude tous secteurs
confondus estimé entre 1,7 et 2,1 % de l'assiette cotisable pour 2023, selon la
dernière estimation
publiée par l'Observatoire du travail dissimulé.
Alors que le Sénat vient de voter une proposition de
loi visant à
muscler la législation en matière d’escroquerie aux finances publiques -
contenant notamment une disposition permettant à l’administration de suspendre
l’octroi ou le versement d’une aide en cas d’indices sérieux de manœuvre
frauduleuse - le corpus juridique en matière de travail illégal reste « important »,
estime Anouk Lavaure, qui rappelle que 6 infractions sont constitutives du
travail illégal dans le Code du travail, et passibles de lourdes sanctions « à
la fois pénales, mais aussi administratives et civiles ».
Des moyens
de recouvrement « inopérants »
En matière civile, « je
crois dire que l'arsenal de sanctions a été considérablement renforcé au cours
des 15 dernières années », abonde Emmanuel Dellacherie, directeur du
recouvrement et du contrôle de l'URSSAF. Notamment par le biais des lois de
financement de la sécurité sociale, puisqu'à ces redressements, s'ajoutent des
majorations de redressement, mais également la remise en cause des exonérations
de cotisations de sécurité sociale d’entreprises verbalisées.
Avec des enjeux financiers très
importants : dans le cadre de ces contrôles ciblés, l’URSSAF se targue d’avoir
redressé près de 1,6 milliard d'euros de cotisations en 2024, « un
chiffre en très forte augmentation par rapport aux années précédentes. Le
double par rapport à 2022 », indique le directeur du recouvrement.
L'objectif sur la période 2023-2027 est un redressement de 5,5 milliards
d'euros, un objectif fixé par l’ex-Premier ministre, Gabriel Attal.
Ombre au tableau : le
recouvrement des sommes reste « extrêmement difficile », la
majeure partie des fraudeurs organisant leur insolvabilité. « Il n'est
pas rare que des entreprises disparaissent pendant les contrôles, soient
liquidées avant même la fin des opérations de contrôle. Les moyens de
recouvrement traditionnels de l'URSSAF, comme les saisies sur comptes
bancaires, sont très souvent inopérants. » Si des moyens existent -
recours à la solidarité financière, possibilité de saisie conservatoire
d’actifs dans le cadre de contrôles -, « c'est souvent par la voie
pénale que l’on peut disposer des moyens d'investigation et de saisie les plus
les plus importants pour les fraudes à enjeu », résume Emmanuel
Dellacherie.
Des
dispositions pas assez dissuasives ?
Le Général José-Manuel Montull,
commandant de l'Office central de lutte contre le travail
illégal (OCLTI), salue, quant à lui, l’article 28 du Code de
procédure pénale « que beaucoup de pays nous envient »,
permettant de procéder à des enquêtes judiciaires en co-saisine avec l'URSSAF
et l'Inspection du travail. « C'est extrêmement utile, car conduire une
enquête judiciaire revient à lutter contre le temps. » L’article 28
permet selon lui des audiencements plus rapides et donc « de meilleurs
résultats ». Il affirme également devant les élus qui le
questionnent que la France dispose d’un système de sanctions pénales et
administratives « sévère, par rapport à ses voisins européens ».
Cependant, « trop de
chefs d'entreprise placés en garde à vue sont déjà connus des services de
police pour des faits similaires », déplore le commandant de l'OCLTI qui
appelle à renforcer la dissuasion. « À ce titre, la peine
complémentaire de publicité (ndlr : peine qui consiste à afficher et
diffuser les décisions de justice), est extrêmement intéressante, mais je
trouve qu'on en a restreint tellement l'exercice qu'on l'a rendue presque
inopérante. »
L’Office central de lutte contre
le travail illégal aimerait également pousser des avancées législatives pour
s’attaquer à la question de la sous-traitance en cascade. « Il faudrait
permettre d'engager des poursuites pénales auprès du maître d'ouvrage qui a
délibérément organisé une chaîne de sous-traitance, et sa propre
irresponsabilité. »
Le contrôle des plateformes en question
Indirectement, la question de la
sous-traitance soulève aussi celle des plateformes et de leur contrôle
dans une société qui s’ubérise. Dans cette sphère, l’administration fait du « cas
par cas », admet Anouk Lavaure. Dernier exemple en date : la société Mediflash, plateforme de mise en relation
de professionnels auto-entrepreneurs - en l'occurrence des aides-soignants -
avec des établissements médico-sociaux (ESMS). Le 11 février dernier, le
Conseil d'État a estimé que la relation
de travail entre ces acteurs était susceptible d'être requalifiée en contrat de travail salarié et
que la responsabilité de l'ESMS pouvait être engagée au titre du travail
dissimulé.
« Le sujet est vaste, car
il y a une grande diversité de plateformes. Leurs modèles s'adaptent beaucoup
dans le temps, ce qui rend nos actions compliquées. Les enquêtes pénales
engagées sont des processus longs, avec un grand nombre d'auditions à réaliser
et d'éléments de preuves à apporter. Aujourd’hui, on a des dossiers relatifs à
des faits relativement anciens, c'est l’une des difficultés »,
complète Emmanuel Dellacherie, qui, tenu au secret professionnel, ne donne pas
de détails sur les affaires en cours.
Travailleurs
détachés : favoriser l'accès en temps réel aux états civils de l'UE ?
Enfin, autre préoccupation des
sénatrices et sénateurs : la fraude au détachement. « Notre système de
déclaration de détachement pour les entreprises qui viennent prester en France
montrent une hausse de 39 % des déclarations en 2024 par rapport à 2020. Le
phénomène reste important », chiffre la Direction générale du travail.
Environ 280 000 travailleurs détachés distincts viennent en France chaque année
dans le cadre d'une prestation de services sur le territoire, ce qui fait de la
France le troisième pays d'accueil en matière de travail détaché en
Europe.
« Nous avons des
jurisprudences. La Cour de cassation nous aide, sur le plan pénal »,
explique le commandant de l'Office central de lutte contre le travail illégal. « Ce
qui est peut-être plus problématique, c'est au moment du contrôle, car nous
n’avons aucun moyen de vérifier l'état civil de la personne. Nous n’avons déjà
pas d'accès au fichier traitement des titres d'identité sécurisés en France. Je
crois qu’il y a un vrai sujet de réflexion pour favoriser l'accès en temps réel
aux états civils de l'Union européenne », plaide l’OCLTI.
Delphine Schiltz