DROIT

Coût social du travail dissimulé : quelles marges de progression ?

Coût social du travail dissimulé : quelles marges de progression ?
Publié le 09/04/2025 à 14:39

Si l’arsenal législatif semble étoffé et conséquent, l’administration reste confrontée à la réalité du terrain pour s’attaquer à la problématique du travail dissimulé qui représente environ 2 % de l’assiette cotisable en France, et un manque à gagner pour les caisses de l’Etat. Difficultés de recouvrement, développement des plateformes… de nombreux défis restent à surmonter.  

Dissimulation d'heures de travail, prêt illicite de main-d'œuvre, faux statuts qui excluent les travailleurs des dispositions protectrices du Code du travail… « Le travail illégal sous toutes ses formes est un phénomène d'ampleur », rappelle Anouk Lavaure, directrice générale adjointe de la Direction générale du travail, en préambule de la table-ronde organisée au Sénat ce 2 avril sur le coût pour la société du travail illégal.  

Dans son rapport 2023, la MICAF, Mission interministérielle de coordination anti-fraude, évalue à plus de 6 milliards le montant des fraudes détectées en matière fiscale, douanière et sociale, dont 1,2 milliard sur les cotisations sociales. Infraction la plus couramment constatée : le travail dissimulé qui concerne plus de 60 % des interventions de l’Inspection du travail et un taux de fraude tous secteurs confondus estimé entre 1,7 et 2,1 % de l'assiette cotisable pour 2023, selon la dernière estimation publiée par l'Observatoire du travail dissimulé 

Alors que le Sénat vient de voter une proposition de loi visant à muscler la législation en matière d’escroquerie aux finances publiques - contenant notamment une disposition permettant à l’administration de suspendre l’octroi ou le versement d’une aide en cas d’indices sérieux de manœuvre frauduleuse - le corpus juridique en matière de travail illégal reste « important », estime Anouk Lavaure, qui rappelle que 6 infractions sont constitutives du travail illégal dans le Code du travail, et passibles de lourdes sanctions « à la fois pénales, mais aussi administratives et civiles ».  

Des moyens de recouvrement « inopérants »

En matière civile, « je crois dire que l'arsenal de sanctions a été considérablement renforcé au cours des 15 dernières années », abonde Emmanuel Dellacherie, directeur du recouvrement et du contrôle de l'URSSAF. Notamment par le biais des lois de financement de la sécurité sociale, puisqu'à ces redressements, s'ajoutent des majorations de redressement, mais également la remise en cause des exonérations de cotisations de sécurité sociale d’entreprises verbalisées.

Avec des enjeux financiers très importants : dans le cadre de ces contrôles ciblés, l’URSSAF se targue d’avoir redressé près de 1,6 milliard d'euros de cotisations en 2024, « un chiffre en très forte augmentation par rapport aux années précédentes. Le double par rapport à 2022 », indique le directeur du recouvrement. L'objectif sur la période 2023-2027 est un redressement de 5,5 milliards d'euros, un objectif fixé par l’ex-Premier ministre, Gabriel Attal.

Ombre au tableau : le recouvrement des sommes reste « extrêmement difficile », la majeure partie des fraudeurs organisant leur insolvabilité. « Il n'est pas rare que des entreprises disparaissent pendant les contrôles, soient liquidées avant même la fin des opérations de contrôle. Les moyens de recouvrement traditionnels de l'URSSAF, comme les saisies sur comptes bancaires, sont très souvent inopérants. » Si des moyens existent - recours à la solidarité financière, possibilité de saisie conservatoire d’actifs dans le cadre de contrôles -, « c'est souvent par la voie pénale que l’on peut disposer des moyens d'investigation et de saisie les plus les plus importants pour les fraudes à enjeu », résume Emmanuel Dellacherie.  

Des dispositions pas assez dissuasives ?  

Le Général José-Manuel Montull, commandant de l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI), salue, quant à lui, l’article 28 du Code de procédure pénale « que beaucoup de pays nous envient », permettant de procéder à des enquêtes judiciaires en co-saisine avec l'URSSAF et l'Inspection du travail. « C'est extrêmement utile, car conduire une enquête judiciaire revient à lutter contre le temps. » L’article 28 permet selon lui des audiencements plus rapides et donc « de meilleurs résultats ».  Il affirme également devant les élus qui le questionnent que la France dispose d’un système de sanctions pénales et administratives « sévère, par rapport à ses voisins européens ».  

Cependant, « trop de chefs d'entreprise placés en garde à vue sont déjà connus des services de police pour des faits similaires », déplore le commandant de l'OCLTI qui appelle à renforcer la dissuasion. « À ce titre, la peine complémentaire de publicité (ndlr : peine qui consiste à afficher et diffuser les décisions de justice), est extrêmement intéressante, mais je trouve qu'on en a restreint tellement l'exercice qu'on l'a rendue presque inopérante. »  

L’Office central de lutte contre le travail illégal aimerait également pousser des avancées législatives pour s’attaquer à la question de la sous-traitance en cascade. « Il faudrait permettre d'engager des poursuites pénales auprès du maître d'ouvrage qui a délibérément organisé une chaîne de sous-traitance, et sa propre irresponsabilité. »

 Le contrôle des plateformes en question  

Indirectement, la question de la sous-traitance soulève aussi celle des plateformes et de leur contrôle dans une société qui s’ubérise. Dans cette sphère, l’administration fait du « cas par cas », admet Anouk Lavaure. Dernier exemple en date : la société Mediflash, plateforme de mise en relation de professionnels auto-entrepreneurs - en l'occurrence des aides-soignants - avec des établissements médico-sociaux (ESMS). Le 11 février dernier, le Conseil d'État a estimé que la relation de travail entre ces acteurs était susceptible d'être requalifiée en contrat de travail salarié et que la responsabilité de l'ESMS pouvait être engagée au titre du travail dissimulé.  

« Le sujet est vaste, car il y a une grande diversité de plateformes. Leurs modèles s'adaptent beaucoup dans le temps, ce qui rend nos actions compliquées. Les enquêtes pénales engagées sont des processus longs, avec un grand nombre d'auditions à réaliser et d'éléments de preuves à apporter. Aujourd’hui, on a des dossiers relatifs à des faits relativement anciens, c'est l’une des difficultés », complète Emmanuel Dellacherie, qui, tenu au secret professionnel, ne donne pas de détails sur les affaires en cours.  

Travailleurs détachés : favoriser l'accès en temps réel aux états civils de l'UE ? 

Enfin, autre préoccupation des sénatrices et sénateurs : la fraude au détachement. « Notre système de déclaration de détachement pour les entreprises qui viennent prester en France montrent une hausse de 39 % des déclarations en 2024 par rapport à 2020. Le phénomène reste important », chiffre la Direction générale du travail. Environ 280 000 travailleurs détachés distincts viennent en France chaque année dans le cadre d'une prestation de services sur le territoire, ce qui fait de la France le troisième pays d'accueil en matière de travail détaché en Europe.  

« Nous avons des jurisprudences. La Cour de cassation nous aide, sur le plan pénal », explique le commandant de l'Office central de lutte contre le travail illégal. « Ce qui est peut-être plus problématique, c'est au moment du contrôle, car nous n’avons aucun moyen de vérifier l'état civil de la personne. Nous n’avons déjà pas d'accès au fichier traitement des titres d'identité sécurisés en France. Je crois qu’il y a un vrai sujet de réflexion pour favoriser l'accès en temps réel aux états civils de l'Union européenne », plaide l’OCLTI.

Delphine Schiltz

 

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